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EntretienPollutions

Gisèle Jourda : « Personne n’a intérêt à ce que l’on sache que les sols sont pollués »

Gisèle Jourda à la tribune du Sénat, en 2016.

Alors que la France est largement concernée par la pollution des sols, cette question reste peu abordée par l’État. La sénatrice Gisèle Jourda a tenté, en vain, de faire passer plusieurs amendements pour protéger les sols. Elle regrette ici la « force d’inertie de l’État », qu’elle juge « défaillant » sur ce sujet.

C’est un poison discret distillé un peu partout en France : les sols pollués. De la simple station-service à l’imposante usine chimique en passant par les mines, ces sites ont souvent été fermés sans précaution ni dépollution. Notre riche passé industriel a laissé des traces toxiques bien difficiles à traiter aujourd’hui. Reporterre vous le raconte de trois façons : en se plongeant dans un quartier de Marseille au lourd passé industriel ; avec le bilan d’une démarche officielle qui voulait identifier les écoles polluées et au travers de cet entretien.



La pollution des sols en France est importante, sous-estimée et mal gérée : c’est en substance ce qu’a conclu un rapport sénatorial de septembre 2020, issu de la commission d’enquête sur « les problèmes sanitaires et écologiques liés aux pollutions des sols ». Il propose de créer un véritable droit de la protection des sols, afin d’enfin regarder en face les pollutions héritées de notre passé industriel. Gisèle Jourda, sénatrice (Parti socialiste) de l’Aude et rapporteuse de la commission, a répondu à Reporterre. Et fait le bilan un an après le rapport : malgré une forte mobilisation des sénateurs, la majorité de leurs propositions ont été rejetées par le gouvernement.


Reporterre — Comment vous êtes-vous intéressée à la problématique des sols pollués ?

Gisèle Jourda — Nous avons eu, en 2018, de fortes inondations dans l’Aude qui ont fait énormément de morts. Six rien que dans ma ville, Trèbes. Quelques jours après, une amie m’a appelée et m’a dit : « On a de la pollution chez nous, c’est comme du sucre glace sur tout le champ. » C’était de l’arsenic. Les inondations l’avaient ramené de Salsigne (Aude), où la vallée complète a été polluée par des terres toxiques, de l’ancienne mine d’or mais aussi des terres ramenées d’Australie et du Japon par l’ancien exploitant australien. Quelque temps après ce coup de fil, j’ai appris que des enfants touchés par cette pollution avaient des analyses d’urine avec des taux d’arsenic importants, parmi eux il y avait un nourrisson.

Leur suivi sanitaire a été scandaleux. Les familles avaient annoncé qu’elles feraient des analyses. L’Agence régionale de santé (ARS) a voulu les en dissuader. Elle disait qu’aucune étude ne prouvait que l’arsenic peut être dangereux pour un enfant, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Les habitants ont quand même fait ces tests.

« Quand des coulées d’arsenic polluent des cours d’école, cela ne devrait pas être aux parents de se rendre à l’hôpital. »

Nous avons ensuite demandé un rendez-vous sur cette affaire à la ministre de la Santé d’alors, Mme Agnès Buzyn. Nous avons dû la solliciter plusieurs fois tout au long de 2019. Quand je l’ai enfin rencontrée, je lui ai demandé un dépistage de l’arsenic pour tous les habitants de la vallée de l’Orbiel [la vallée en aval de Salsigne, polluée par les inondations qui ont charrié la terre polluée]. Nous ne l’avons obtenu que grâce à une forte pression parlementaire, et cela a pris presque un an.

Donc, face à un tel attentisme, j’ai décidé de ne pas en rester là. J’ai demandé une commission d’enquête sur cette question des sols pollués. Heureusement que nous avons eu le soutien des Républicains, car l’Élysée ne souhaitait pas qu’elle aboutisse et faisait pression sur les sénateurs centristes. Gérard Larcher [le président du Sénat] est intervenu pour la défendre. Jusqu’au bout, nous avons dérangé.

La commune d’Aragon, dans la vallée de l’Orbiel. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Jcb-caz-11

Pourquoi avez-vous dérangé ?

Le sol représente la propriété, qui est un des fondements de la République. C’est un bien économique privé, considéré comme à exploiter. Quand on touche au sol, on remue beaucoup de choses.



Y a-t-il une volonté de ne pas voir leur état, de ne pas mesurer leur pollution ?

Il y aura toujours des personnes qui gagnent à laisser la poussière sous le tapis. On en est encore à ce stade. Personne n’a intérêt à ce que l’on sache que les sols sont pollués. Personne n’a envie d’inquiéter les gens, de voir le prix du foncier s’effondrer, les gens quitter le département, les écoles se vider, les classes se fermer.



A-t-on une idée de l’ampleur de la pollution des sols en France ?

Toute la France, y compris les territoires ultra-marins, est concernée. Mais l’ampleur du phénomène est très difficile à évaluer, car il nous manque des instruments de mesure. On a des bases de données. Basias recense les anciens sites industriels et en répertorie près de 320 000. Basol est celle des sites pollués, mais n’en inventorie que 7 200. Ces bases sont incomplètes, parce que les archives qui permettent de les remplir le sont aussi. Parfois on ne sait pas où les usines étaient exactement, quelles pollutions elles peuvent avoir générées, car à l’époque on ne cherchait pas. L’information est éparse, on mélange sites industriels et sols pollués. Pourtant, on a les moyens de faire ces inventaires.

C’est pourquoi avec la commission, nous avons demandé des instruments de mesure clairs, et un renforcement des contrôles. Il faut que quand une entreprise potentiellement polluante s’installe, un diagnostic des sols soit fait avant la mise en activité, pour avoir comme un niveau zéro. Et que quand l’activité cesse, il faut regarder comment le sol et l’emprise ont été victimes de la pollution. Et puis, il faut un renforcement des contrôles. Souvent ils n’ont lieu qu’au moment de l’ouverture et de la fermeture des installations. Il en faut aussi pendant le fonctionnement.

Pour cela, les Dreal [Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement] ont besoin de plus d’inspecteurs pouvant venir sur site afin de contrôler les usines.

On a déposé un amendement sur ce sujet lors de l’examen de la loi Climat et résilience. La ministre Barbara Pompili nous a répondu que les inspecteurs des Dreal étaient déjà surchargés de travail. Pourquoi, alors, ne pas débloquer un budget pour recruter plus d’inspecteurs ? On tourne en rond.


Vous dites qu’il faut créer un « droit de la protection des sols ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Il faut que le sol ait une personnalité juridique. L’eau et l’air ont chacun une grande loi qui les protège et qui définit à partir de quand on considère qu’ils sont pollués. On souhaite la même chose pour le sol. Parce que tant que la pollution des sols n’est pas définie dans la loi, quand un quidam porte plainte sur ce sujet, cela a beaucoup de risques de ne pas aboutir.

« Je ne vois pas d’obstacle particulier à donner une personnalité juridique au sol. »

On a tenté de faire passer un amendement pour définir les sols pollués dans la loi Climat et résilience. Il a été adopté au Sénat, mais rejeté par la majorité à l’Assemblée nationale. Je suis vraiment étonnée de cette force d’inertie de l’État, qui n’arrive pas à prendre ce sujet à bras le corps. Je ne vois pas d’obstacle particulier à donner une personnalité juridique au sol.

La ville de Salsigne a abrité la dernière mine d’or française. En 2018, toute la vallée a été polluée par des terres toxiques. Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0/Raoul Rives

Dans votre rapport, vous insistez sur la déresponsabilisation : on a l’impression que les pollueurs n’ont pas à payer le prix de la dépollution. Comment est-ce possible ?

Il y a plusieurs cas. Quelques fois, l’entreprise a disparu, il n’y a plus de responsable. C’est ce que l’on appelle les sites orphelins. Parfois, l’entreprise qui a pollué est insolvable.

À Salsigne, l’État a fait un cadeau à l’entreprise australienne : il lui a permis de ne faire qu’une dépollution partielle puis de partir, alors que tout le site était contaminé. C’est donc maintenant à l’État de dépolluer le site. Il ne l’a jamais fait.

Dans le rapport, nous préconisons d’appliquer le principe du pollueur-payeur. Nous aimerions qu’il y ait un fonds, et une obligation pour les entreprises d’y cotiser, pour prévoir la dépollution du sol quand elles quittent un site. Cela permettrait d’aider les collectivités qui héritent de friches polluées et n’ont pas les moyens de la réhabilitation.


Vous insistez sur la nécessité de la transparence : il faut informer les élus, les riverains. Pourquoi ?

Quand des coulées d’arsenic polluent des cours d’école, cela ne devrait pas être aux parents de se rendre à l’hôpital, ça devrait être à l’ARS de prendre l’initiative des analyses. Il faut rétablir la confiance.

Le rapport préconise donc un suivi sanitaire des populations et des obligations d’information du public pour le préfet, l’ARS. Et il faut que l’information diffusée soit intelligible. Quand sur le site de la préfecture, les documents disponibles ressemblent à des tableaux de chiffres en microns, ceux qui veulent savoir ne peuvent pas, à moins d’avoir fait une thèse de biologie.

« Un collège du Val-de-Marne a été évacué trois jours après l’inauguration, les enfants vomissaient. »

Par ailleurs, les élus doivent disposer d’informations. Sur un territoire où il y a eu une activité industrielle, ils ont besoin de connaître la pollution. C’est pourquoi il faut autant que possible décrire les sols pollués à l’échelle de la parcelle cadastrale. Par exemple, nous avons pu visiter un collège du Val-de-Marne. Il a été évacué trois jours après l’inauguration, les enfants vomissaient. Il y avait des émanations de solvants. Jamais les pouvoirs publics du Val-de-Marne n’auraient cru que le lieu était pollué, ils n’avaient pas l’information.


Vous avez tenté de faire passer plusieurs amendements sur cette question des sols pollués, dans la loi Climat et résilience et dans le budget 2021. Pourquoi n’y êtes-vous pas arrivés ?

À l’issue du rapport, nous avons fait une proposition de loi et une proposition de résolution européenne. Cette dernière a été adoptée par le Sénat. Elle demandait à l’Union européenne de faire de la protection des sols une des priorités du green deal.

Quant à la proposition de loi, nous avons réussi à la faire signer par 140 sénateurs de tous les groupes politiques. Elle est arrivée au même moment que le projet de loi Climat et résilience. On a donc décidé de traduire la proposition de loi en amendements. Beaucoup ont été considérés comme hors sujet, notamment tous ceux concernant le suivi sanitaire des populations et l’obligation pour le préfet d’informer le public. On a pu déposer une petite dizaine d’amendements. Cinq ont été adoptés par le Sénat, de façon transpartisane, défendus par tous les groupes politiques et notamment tous les membres de la commission d’enquête.

Mais en face de nous, Barbara Pompili paraissait très énervée, répondait que tout ce que l’on demandait était déjà fait. Elle renvoyait tout aux moyens mis dans le premier plan de relance sur les friches industrielles, considérant que les enjeux étaient satisfaits. Lors d’un entretien avec son cabinet, il nous a aussi été dit : « De quoi vous plaignez-vous, on a obtenu la reconnaissance du crime d’écocide. » Cela ne répond pas à nos problèmes.

Le rapport proposait aussi la création de deux fonds : celui pour la dépollution des sols et celui pour la reprise des diagnostics des établissements scolaires construits sur des sols pollués. Ils ont plusieurs fois été adoptés au Sénat, lors du budget de loi de finances pour 2021, et lors du budget rectificatif, et à chaque fois cela a été retoqué par l’Assemblée nationale.

J’attendais vraiment autre chose d’une ministre écologiste telle que Madame Pompili. Il faut que la situation évolue. Mais nous avons sur ces sujets un gouvernement défaillant.

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