Hervé Le Treut : « Le changement climatique risque d’être irréversible »

Deux jours avant la publication du rapport scientifique du GIEC sur le climat, Hervé Le Treut, un des meilleurs climatologues français, fait le point sur ce que l’on sait du changement climatique et sur les incertitudes.
Vendredi 27 septembre sera publié le rapport scientifique sur le changement climatique. Elaboré par la communauté des climatologues coordonné par le GIEC (Groupement intergouvernemental d’expert sur l’évolution du climat), ce document fait l’état des connaissances en matière de climat. La précédente édition datait de 2007.
Pour faire le point sur ce que l’on sait du changement climatique et sur ce que l’on ignore, nous avons interrogé Hervé Le Treut, un des principaux climatologues français, qui a beaucoup participé aux travaux du GIEC. Il dirige l’Insitut Pierre-Simon Laplace des sciences de l’environnement
Voici la vidéo de l’entretien, qui dure 18 minutes, enregistré dans son bureau de l’université Jussieu, à Paris. En-dessous, la retranscription résumée de ses propos.
Points saillants :
- La recherche confirme la tendance longue du changement climatique.
- Le réchauffement global renforce les sécheresses et l’augmentation des précipitations.
- La pause du réchauffement global dans les dix dernières années ne contredit pas le changement climatique, qui se superpose aux fluctuations naturelles.
- La banquise arctique a continué à reculer et le niveau de la mer de s’élever.
- Si le rythme actuel des émissions de gaz à effet de serre se maintient, on dépassera certainement un réchauffement de 2° C.
Reporterre - Qu’est-ce que les climatologues ont appris en six ans, depuis le rapport du GIEC de 2007 ?
Hervé Le Treut - La recherche a plus de recul, des données beaucoup plus nombreuses, sur l’océan par exemple. La tonalité des recherches récentes, c’est une confirmation : il y a des fluctuations d’une année sur l’autre, mais la tendance longue est à la confirmation de ce qui avait été anticipé.
Y a-t-il des caractères plus marqués qu’il y a six ans ou pas vraiment ?
Plus le diagnostic s’installe dans la durée, plus la certitude croit. On est face à des processus dont on veut savoir s’il s’agit d’une variabilité naturelle ou s’il est du aux activités humaines. Il y a un travail de fond considérable.
C’est un puzzle : vous mettez plein de petites pièces, et au bout d’un moment, une image se dégage. Nos recherches, c’est un peu comme ça : il n’y a pas de grandes découvertes, mais l’image s’affine à chaque fois. Il y a aussi eu l’extension de la recherche à des domaines nouveaux : elle était centrée sur les dimensions physiques du changement climatique, elle s’ouvre aux questions chimiques, biochimiques, de la végétation, et là aussi, on voit des traces importantes du changement climatique.
Le GIEC dit maintenant qu’il y a une confiance à 95 % pour dire que le changement climatique est lié à l’activité humaine, alors que le précédent rapport était à 90 %.
Dans la mesure où on atteint des niveaux de confiance extrêmement élevés, ça va être difficile de les augmenter encore. On regarde ce qui se passe et on voit si c’est explicable par des variations naturelles, qui ont des échelles de temps de quelques années. Plus on avance dans des fluctuations qui ressemblent à ce qui était anticipé par les modèles, plus la confiance se renforce. La grande force des analyses des dernières années, c’est de mettre en parallèle les attentes des exercices de modélisation et les observations.
Sécheresses, feux de forêts, inondations, cyclones... Y en a-t-il plus qu’avant, sont-ils plus fort qu’auparavant, et peuvent-ils être liés au réchauffement global de la température du globe ?
C’est probablement le problème le plus difficile pour les climatologues. Parce qu’un
événement rare, une tempête centenale, si elle revient tous les cinquante ans, c’est extrêmement difficile [à modéliser]. Il y a des événements qui vont dans le sens de ce qu’on attend si la planète se réchauffe, par exemple, les vagues de chaleur. Il y a un lien facile à faire entre les événements de sécheresses répétées ou de chaleur répétées et le changement climatique.
Mais s’il y a des tempêtes en hiver sur les côtes atlantiques, le lien avec le réchauffement est possible mais très indirect. On a très peu d’arguments aujourd’hui pour dire que ces tempêtes peuvent se rattacher au changement climatique. C’est un pan de recherche qui reste très ouvert.
Est-ce que, si ce changement se continue, il y aurait plus de vagues de chaleur ?
Il y a assez peu de doute sur le fait que le réchauffement entrainera plus de vagues de chaleur, ou que les précipitations deviendront plus intenses – s’il fait plus chaud, il y a plus d’eau dans l’atmosphère.
Depuis une dizaine d’années, il y a une stabilité de la température moyenne du globe. Et pourtant, il y a eu une augmentation continue des émissions de gaz à effet de serre. N’est-ce pas contradictoire ?
Oui, le CO2 [gaz carbonique ou dioxyde de carbone] provoque le changement climatique, mais pas dans l’année qui vient ou l’année d’après. C’est un processus lent, il y a une accumulation de CO2 dans l’atmosphère, avec des échelles de temps qui sont presque centenales. Le CO2 reste longtemps dans l’atmosphère, et c’est pour ça qu’il joue un rôle aussi inquiétant pour le futur.
Mais il faut un certain temps pour que cette présence de gaz à effet de serre se traduise par un chauffage effectif de l’océan. L’océan est la mémoire thermique du système, il met plusieurs dizaines d’années à se réchauffer, donc il y a un délai entre le moment où le CO2 augmente et le moment où le réchauffement a lieu .Et superposé à ça, vous avez aussi une variabilité naturelle. Elle fait que le réchauffement n’est pas linéaire et continu.
Pour autant, les dix dernières années ont compté parmi les plus chaudes parmi toutes celles que l’on connaît, il n’y a pas eu de recul, et on a aussi dans des régions très sensibles, comme l’Arctique, un recul continu de la banquise, et aussi la continuité de la remontée du niveau de la mer, de la fonte du Groenland. Donc, on n’est pas dans une logique qui contredit, mais plutôt qui montre qu’il y a superposition de la variabilité naturelle et d’une empreinte forte des activités humaines.
L’océan joue-t-il un rôle pour expliquer cette stabilité de la température ?
Il n’est pas forcément un modérateur des changements climatiques. Il est peut-être un modérateur des fluctuations rapides. C’est une mémoire au sens où il accumule la chaleur et il peut la rendre plus tard. Après il connaît aussi des fluctuations, comme El Nino, qui sont bien connues, ou des oscillations décennales dans l’Atlantique nord, dans le Pacifique. Donc on a un ensemble de fluctuations compliquées, le climat est quelque chose qui bouge dans tous les sens.
Il faut imaginer le changement climatique comme quelque chose qui se superpose à tous ces mouvements. Et qui progressivement entraine le système climatique loin de son point de départ.
Finalement, en quoi cela sera-t-il ou serait-il nuisible aux activités humaines ?
Se prémunir de tout ce que la variabilité naturelle peut provoquer est déjà quelque chose d’utile. Après, il peut y avoir des changements nouvaux, qui sont irréversibles. C’est peut-être moins vrai sous nos latitudes. Sous nos latitudes, il y a toujours une certaine variabilité du temps. Mais dans d’autres régions où le réchauffement est beaucoup plus rapide, cela entraîne des changements importants.
Ce qui fait qu’on doit se préoccuper maintenant du changement climatique, c’est pour deux choses. La première, c’est qu’on engage le futur pour très longtemps, nos émissions changeront les choses pour très longtemps, c’est pour ça qu’il faut les réduire très vite. On ne peut pas attendre de voir les conséquences pour les réduire.
Et puis il y a le fait que ces émissions de gaz à effet de serre ont beaucoup augmenté les dernières années, et qu’il y a une part du changement à venir qui est probablement inévitable, et cette part là, il vaut mieux s’y préparer. Par exemple, dans la région Aquitaine, il y a des régions submersibles, des régions lagunaires, il y a un problème de gestion de l’eau, d’agriculture, tout un ensemble de choses qui dépendent du climat – il vaut mieux anticiper que de se laisser surprendre par ce problème là. Et s’occuper dès maintenant, par exemple, de savoir comment gérer une ville dans une situation très chaude. Ce n’est pas de l’alarmisme qu’on a besoin, mais de la conviction qu’on est face à des changements qui appellent des réactions rapides.
Depuis plusieurs années, les climatologues disent qu’il ne faudrait pas dépasser un réchauffement de 2° C par rapport à la période pré-industrielle. Etes-vous d’accord avec cette idée ? Et est-il encore possible d’ici 2050 d’éviter ce réchauffement supérieur à 2° C ?
On ne sait pas tout, la nature décidera aussi pour nous. Mais pour ce qu’on peut anticiper, d’abord, 2° C, c’est un choix qui a été fait par Bruxelles, au départ, mais qui correspond effectivement à beaucoup d’études d’impact. Au-delà de 2° C, on rentre dans un monde qui est beaucoup moins connu. Quand le réchauffement se produit, il distord les systèmes, il en modifie lentement la nature. Quand on modifie les systèmes susceptibles de changer les choses de manière beaucoup plus forte, les océans profonds, les glaciers, les grands mouvements de végétation, on rentre dans un monde qui est plus difficile à anticiper de manière précise. Le danger devient de là.
Est-ce qu’on dépassera 2° C ? Au rythme auquel on émet des gaz à effet de serre, certainement. Est-ce que ce sera en 2050, ou après, on n’a pas toutes les clés pour le dire. Mais peu importe. Que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, cela risque d’être irréversible. C’est moins un problème de date que d’engagement du futur : il devient rapidement irréversible si on ne réduit pas les émissions de gaz à effet de serre.
- Propos recueillis par Hélène Harder (prise de vue et montage) et Hervé Kempf.