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EntretienPollutions

Impunité des multinationales : « Le combat continue »

Des activistes écologistes dénoncent le gigaprojet de TotalÉnergies, Eacop, lors de la marche climat à Paris, le 12 mars 2022.

Contre l’impunité des grandes entreprises en Europe, un projet de directive au sein de l’Union a été adopté le 25 avril. Un texte ambitieux, mais lacunaire, selon Notre Affaire à tous.

Brice Laniyan est juriste au sein de l’association Notre Affaire à tous, qui utilise le droit comme levier dans la lutte contre le changement climatique. Il est en charge du contentieux et du plaidoyer sur les questions de responsabilité climatique des multinationales.



Reporterre — Discuté au niveau européen, le devoir de vigilance existe déjà dans le droit français depuis 2017. De quoi s’agit-il ?

Brice Laniyan — La loi sur le devoir de vigilance est née à la suite de l’effondrement de l’immeuble Rana Plaza en banlieue de Dacca, le 24 avril 2013, au Bangladesh. Ce bâtiment abritait des usines textiles de sous-traitants de grandes marques de la fast fashion, dont on a retrouvé les étiquettes dans les décombres. Plus de 1 100 ouvriers sont morts, essentiellement des femmes, ce qui a mis en lumière les conditions de travail déplorables dans les chaînes de production de certaines multinationales.

Or, les victimes et leurs familles n’ont jamais pu obtenir réparation par la voie judiciaire, à cause d’un vide juridique : il n’existait aucune loi à l’époque permettant de tenir responsable une société mère ou donneuse d’ordres pour des faits commis à l’étranger par ses filiales, sous-traitants ou fournisseurs.

En France, la société civile a donc poussé et finalement obtenu, quatre ans plus tard, une loi visant à prévenir les risques et atteintes graves, par les grandes entreprises, aux droits humains et aux libertés fondamentales, à la santé et à la sécurité des personnes, et à l’environnement. C’est la première loi qui vise à mettre un terme à l’impunité des multinationales en leur imposant une obligation de vigilance générale. Elles ne peuvent plus se cacher derrière l’éclatement de leur chaîne de valeur : désormais, une entreprise devra tout faire pour prévenir les risques graves susceptibles de survenir sur l’intégralité de sa chaîne de valeur, au risque de voir sa responsabilité engagée.

Du point de vue climatique, la loi sur le devoir de vigilance est une nouvelle voie de droit pour les recours climatiques. Elle permet notamment d’attaquer les Carbon majors [les plus grands producteurs privés d’émissions de gaz à effet de serre] qui continuent de prévoir de nouveaux projets fossiles, car en agissant ainsi ces entreprises contreviennent à l’objectif de l’Accord de Paris de maintenir le réchauffement climatique mondial sous la barre de 1,5 °C et à leur devoir de vigilance climatique. C’est au nom de cette loi qu’ont été attaquées TotalÉnergies, pour son mégaprojet Eacop en Ouganda et Tanzanie, ou encore BNP Paribas, pour son soutien aux entreprises développant de nouveaux projets d’énergies fossiles.

Les Amis de la Terre et leurs alliés luttent depuis des années contre les pratiques climatiques de la BNP, comme ici en 2017 lors d’une réquisition de chaises. © Claire Dietrich / Les Amis de la Terre

Le Parlement européen a adopté le 25 avril, en commission, un projet de directive pour étendre ce devoir de vigilance au sein de l’Union. Cette démarche va-t-elle dans le bon sens ?

Comme dans tout processus législatif, il y a du bon et du moins bon. Ces dernières années, après la France, l’Allemagne et d’autres pays européens ont aussi adopté, ou sont sur le point d’adopter, une loi relative au devoir de vigilance. Pour éviter de troubler les règles de la concurrence au niveau européen, la Commission a lancé une proposition de directive dite « CSDD » pour harmoniser les règles sur le devoir de vigilance des entreprises. Depuis plusieurs mois, les différentes commissions du Parlement européen débattent sur ce projet qui permettra d’encadrer les activités des grosses entreprises européennes ou actives sur le marché européen. À la différence de la loi française, la proposition de directive est longue, détaillée et comprend des dispositions spécifiques sur la question climatique.

« Le compromis voté comporte des lacunes »

Quelles sont les principales avancées de ce projet en matière de lutte contre les criminels climatiques ?

On revient de très loin, par rapport au texte initial qui avait été présenté par la Commission le 23 février 2022 et à la position ensuite adoptée par le Conseil de l’Union européenne. Depuis, deux articles fondamentaux ont été réécrits :

• Le premier, l’article, 3.b, définit ce qu’est une atteinte à l’environnement et inclut désormais le climat, qui était absent, ainsi qu’une référence à l’Accord de Paris dans l’annexe de la directive. Cela signifie, par exemple, qu’une entreprise qui contribuerait par ses activités à l’aggravation du réchauffement climatique pourrait être tenue pour responsable.

• Le deuxième, l’article 15, impose aux entreprises d’adopter et mettre en œuvre un plan de transition incluant une feuille de route pour mettre leur activité économique en phase avec l’Accord de Paris. Elles devront démontrer qu’elles sont alignées avec l’objectif de limiter le réchauffement à 1,5 °C et s’engager à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre à court, moyen et long terme pour leurs « scope » 1, 2, mais aussi 3, c’est-à-dire leurs émissions directes et indirectes [1]. C’est un net progrès par rapport à la loi française.


Dans un communiqué, plusieurs ONG — dont Notre Affaire à tous — déplorent néanmoins « de grandes lacunes, qui pourraient permettre aux entreprises de se soustraire à leurs obligations et rendre l’accès à la justice difficile pour les personnes affectées »...

En effet. Le compromis voté par la commission des affaires juridiques comporte un certain nombre de lacunes. Le texte n’intègre pas le renversement de la charge de la preuve, qui incombe au demandeur, alors que cela fait partie des obstacles majeurs rencontrés par les victimes. De même, le fait que les entreprises puissent prioriser le traitement des atteintes à l’environnement et aux droits humains est très problématique puisque cela pourrait permettre aux entreprises de remettre à plus tard la prévention ou la cessation de certaines atteintes au simple motif qu’elles aient hiérarchisé des violations plus graves ou plus probables. C’est d’ailleurs un argument qu’utilise déjà Casino en expliquant que l’entreprise n’a pas pris de mesures de vigilance concernant la déforestation liée aux activités bovines en Colombie, car elle se concentrait sur les risques liés à sa filière brésilienne, qu’elle estimait plus importants.


Le texte est-il proche d’être adopté ? Peut-il encore évoluer ?

Oui ! D’ici à la plénière, les eurodéputés ont encore l’opportunité de proposer des amendements au texte de la commission des affaires juridiques. Fin mai, la position du Parlement européen devrait être adoptée. Elle devra être suffisamment forte en vue des trilogues à venir, pour faire le poids face aux positions moins ambitieuses défendues par la Commission européenne et le Conseil de l’Union européenne. Ce sont autant d’évènements qui peuvent encore faire bouger le texte, et notamment l’affaiblir. Le combat continue.

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