Entretien — Science et citoyens
Jacques Testart : « Il faut un contrôle citoyen de l’activité de recherche »

Durée de lecture : 12 minutes
Science et citoyensLes conséquences des innovations technoscientifiques sont dorénavant souvent brutales et dramatiques. Face au déni de responsabilité des chercheurs, Jacques Testart défend l’émergence d’« espaces d’intelligence collective » où les citoyens puissent réfléchir et échanger sur des sujets d’importance générale.
Jacques Testart est un pionnier des méthodes de procréation assistée (il fut l’un des pères scientifiques d’Amandine, le premier bébé éprouvette français, né au début des années 1980). Depuis plusieurs années, il se consacre à la question de la démocratie dans la technique. Il a publié Rêveries d’un chercheur solidaire (ed. La ville brûle).
Reporterre — Pourquoi faut-il démocratiser la recherche scientifique ?
Jacques Testart — La recherche scientifique est de plus en plus puissante. Elle décide de plus en plus de notre avenir, à court et à long termes. Démocratiser la science ne signifie pas contrôler la recherche fondamentale. Il s’agit de contrôler la recherche dite « finalisée », c’est-à-dire celle qui est menée en vue d’un but précis et déjà décidé en amont, comme le dépôt d’un brevet ou le lancement d’un produit sur le marché. Cette recherche doit être placée sous le contrôle citoyen.
Pourquoi est-ce impératif aujourd’hui ?
Parce que tout s’emballe ! La puissance de la recherche s’est démultipliée : il y a de plus en plus de chercheurs, avec des moyens extraordinaires, des technologies modernes. Or, les effets de la technoscience, de cette alliance entre la science et la technique, sont sans commune mesure avec les effets des inventions passées. Si, autrefois, les impacts et les risques liés aux techniques inventées par l’homme se développaient lentement et restaient circonscrits, aujourd’hui, les conséquences en sont brutales et souvent dramatiques. Et on en paie la rançon. Comme tout va en s’accélérant, il faut désormais prendre le mal à la racine, c’est-à-dire au niveau de la recherche elle-même, pour faire entendre la voix des citoyens. Il faut que ces derniers disent quelles recherches ils souhaitent voir mener. Il ne s’agit pas de bloquer toute la recherche ou toute production de connaissances. On exige simplement qu’il y ait un contrôle citoyen de l’activité de recherche. Comme les citoyens paient la recherche, via l’impôt, et en paient même les pots cassés, on ne voit pas pourquoi ils n’auraient pas leur mot à dire.
Pourquoi parlez-vous de « tabou démocratique » concernant les technosciences ?
La plupart des scientifiques se sentent très clairement au-dessus des « citoyens ordinaires », parce qu’ils ont un savoir que ces derniers ne détiennent pas. Mais les paysans, les ouvriers, toutes les personnes qui ont un métier ont, eux aussi, un savoir que ne partage pas toute la population. Les chercheurs ont conscience que c’est dans les laboratoires que se fabrique l’avenir. C’est cet état de fait qui leur confère un certain pouvoir et par là même une certaine suffisance. Le problème est que les scientifiques refusent de voir tous les effets possibles de leur activité et de prendre leurs responsabilités. Ils disent que c’est à la société de se débrouiller avec leurs découvertes. Finalement, ils protègent leurs privilèges. Ils s’accrochent à leur pouvoir intellectuel, voire politique. Et pour l’exercer pleinement, ils nient la capacité des citoyens à pouvoir devenir compétents sur les questions scientifiques et techniques.

Comment réagissent les scientifiques institutionnels au sujet de la démocratisation de la recherche ?
Ils réagissent de la façon la plus intelligente qui soit : ils ne réagissent pas… Des tribunes peuvent paraître dans la presse, il n’y a généralement aucune réaction. La meilleure façon de réduire au silence la contestation n’est pas de la contrer, mais de l’ignorer. Les chercheurs l’ont bien compris. Ils évitent l’affrontement et ils ignorent la critique. Sauf quand elle vise précisément quelqu’un ou lorsqu’elle est vraiment trop dure à avaler. Mais, généralement, l’opposant ou le lanceur d’alerte s’essouffle au bout d’un moment. Et s’il n’y a pas de polémique, ça n’intéresse pas les médias.
Que pensez-vous des débats publics organisés par la Commission nationale du débat public ?
C’est une arnaque ! Ces débats publics sont des leurres démocratiques. D’abord, on ne sait pas qui s’y exprime vraiment. Il peut y avoir, parmi les participants, des représentants de lobbies « déguisés ». S’il y en a plusieurs dans la salle, ils peuvent même monopoliser les discussions. Mais, le plus vicieux dans cette procédure, c’est qu’il y a un scribe chargé de rendre compte des points de vue exprimés. Sous prétexte de participation citoyenne, les élus qui doivent prendre les décisions peuvent ne retenir que les interventions qui les arrangent !
En réalité, à l’issue de toute procédure dite « démocratique », il faut que soit publié un avis dûment élaboré par les participants, qui n’a rien à voir avec la somme des opinions particulières. Je me méfie de l’opinion. Je préfère un avis, c’est-à-dire une opinion éclairée, obtenue à partir de débats contradictoires. Un avis nous renseigne, par exemple, sur qui s’est exprimé, sur le nombre d’accords et de désaccords concernant telle ou telle proposition, etc. Mais, pour cela, il faut mettre en place une procédure complètement objective et rationnelle.
Le référendum est-il, selon vous, un outil démocratique pertinent ?
Je ne le rejette pas complètement. Mais il faut absolument en définir les procédures, dans la loi, voire dans la Constitution. Celle-ci stipule que l’on peut recourir au référendum, mais qu’est-ce qu’un référendum ? Comment est rédigée la question ? Et qui la rédige ? Il faut également, au préalable, que l’information circule abondamment parmi les citoyens. Pour le référendum sur la Constitution européenne, en 2005, les gens ont été abreuvés de propositions diverses, de sorte que, lorsqu’ils se sont exprimés, ils savaient de quoi il retournait. Un référendum comme celui-là, je veux bien. Mais on ne peut pas en faire un pour chaque problème à résoudre. Le « référendum » organisé en juin dernier concernant le projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes est intéressant à cet égard, puisqu’il y a eu un sondage préalable pour déterminer le périmètre des votants. Et on en a déduit que le département de Loire-Atlantique répondrait le plus favorablement aux attentes du gouvernement… S’il avait eu lieu en Bretagne, le résultat aurait été tout autre. De même qu’à l’échelon national. La démocratie exige des procédures précises.

Quelle pourrait être une procédure réellement démocratique ?
La « convention de citoyens » est la seule procédure rationnelle, quasi scientifique, qui permette d’obtenir un avis réellement représentatif de la population. Elle est incomparablement supérieure aux autres dispositifs existants. Et si elle est reproduite, sur un même sujet, à l’échelle du territoire concerné, alors l’avis obtenu est fiable et a vraiment du sens. On parle beaucoup de participation citoyenne, mais il ne s’agit généralement que d’une participation aux débats, pas à la prise de décision. Pour cela, il faut obliger les parlementaires, sur un dossier d’intérêt national, à prendre en compte l’avis émis par les conventions de citoyens et qu’ils motivent leur décision publiquement s’ils décident de s’en soustraire. Si, à l’issue des débats parlementaires, une majorité de députés et de sénateurs se prononcent en faveur de l’avis, une loi est rédigée.
Qu’est-ce qu’une convention de citoyens ?
C’est un dispositif démocratique, la rationalisation des « conférences de citoyens » créées au Danemark à la fin des années 1980, qui réunit une quinzaine de personnes environ, tirées au sort sur les listes électorales et qui se réunissent durant trois week-ends pour débattre et émettre un avis. Le nombre limité de participants permet à la parole de circuler. Comme on recherche avant tout des profanes, les personnes qui ont une opinion tranchée sur le sujet traité ne sont pas retenues. On ne prétend pas à la représentativité de la population générale, on choisit les participants de façon à avoir la plus grande diversité possible — d’âges, d’origines, de catégories socioprofessionnelles, etc. Le comité d’organisation crée un comité de pilotage d’une dizaine de personnes qui ont déjà pris position sur le sujet. Elles sont choisies parce qu’elles défendent des points de vue divergents. Les membres du comité de pilotage doivent s’entendre, par consensus, sur le contenu de la formation et sur le choix des experts qui interviendront devant les citoyens au cours des deux premiers week-ends. L’objectivité de la formation est fondamentale. Le premier week-end, les participants reçoivent des informations générales, pour que chacun puisse se mettre à niveau. Le deuxième week-end est consacré à la confrontation entre les experts, choisis par les membres du comité de pilotage, et les citoyens, qui peuvent alors les questionner. Tout cela est filmé pour garantir la transparence de la procédure. À l’issue des deux premiers week-ends, les profanes ont donc reçu des informations complètes et contradictoires. Au cours du troisième et dernier week-end, les participants auditionnent, en public, les spécialistes de leur choix, auxquels le comité de pilotage n’avait pas pensé. À ce moment-là, d’ailleurs, les experts scientifiques, qui n’ont pas vraiment l’habitude de ce genre d’exercice, sont généralement cuisinés…

Les citoyens se retirent ensuite à huis clos pour débattre, rédiger leur avis et en voter chacun des points. Un psychosociologue est là pour favoriser les discussions et éviter que des tensions n’apparaissent. Les trois week-ends sont répartis sur trois mois environ, au cours desquels les citoyens se documentent, travaillent le dossier, peuvent échanger entre eux, etc.
Enfin, l’avis qui ressort de ces conventions de citoyens est soumis aux décideurs politiques. S’il y a unanimité des participants sur tel ou tel autre point de l’avis, les élus devraient avoir l’obligation de les suivre. Si, au contraire, l’avis est contrasté — et donc le sujet disputé —, ça laisse une marge de liberté aux parlementaires.
Dans le cadre actuel, ne peut-on pas faire confiance aux parlementaires concernant les choix scientifiques et techniques ?
Non, et ce pour plusieurs raisons. En admettant qu’ils soient honnêtes, ils sont incompétents sur ces questions, même s’il y a, à l’Assemblée nationale, des députés qui ont une formation scientifique. Il existe bien l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst), mais on ne peut pas lui accorder beaucoup de crédit, car il est composé de parlementaires surtout technophiles — de façon quasi maladive d’ailleurs. C’est une cible idéale pour les lobbies, qui préfèrent aller les voir plutôt que de s’embêter avec chacun des parlementaires nationaux. Les choix de l’Opecst, qui sont toujours suivis aveuglément par le reste des parlementaires, ne sont pas éclairés par des débats contradictoires. Ses membres reçoivent essentiellement la propagande des grands organismes de recherche et de l’industrie.
La participation des citoyens suffira-t-elle à contrecarrer efficacement le déferlement d’innovations technoscientifiques ?
On ne peut pas faire mieux que les avis issus des conventions de citoyens. Certes, les gens adorent la technologie, tout en n’en comprenant rien. Mais, enrôlés dans cette procédure particulière pour donner leur avis, ils peuvent s’exprimer contre les intérêts mercantiles, mais aussi leurs intérêts personnels immédiats. C’est ce que l’on a observé, par exemple, il y a cinq ans, à Paris, au cours d’une conférence de citoyens sur les antennes-relais et les ondes wifi dans les lieux publics. En définitive, les participants ont demandé à ce qu’il y ait moins d’émissions d’ondes électromagnétiques dans l’espace public, quitte à ne plus pouvoir utiliser les téléphones portables dans certains endroits ! Dans ces procédures, on voit apparaître ce que j’appelle « l’humanitude ».
C’est-à-dire ?
L’humanitude, c’est à la fois ce souci des autres et des générations futures, cet altruisme, qui est fondamental, et l’émergence d’une intelligence collective. Dans les conventions de citoyens, des « gens ordinaires », très différents, réfléchissent ensemble et échangent durant plusieurs mois sur un sujet d’importance générale auquel ils ne connaissent rien. Ils en ressortent complètement transformés. Les rapports que les gens nouent entre eux sont très importants dans la définition des choix qu’ils ont à faire, a fortiori lorsqu’il s’agit d’un problème technologique difficile et controversé. Ils s’aperçoivent, d’une part, qu’ils sont tous capables de comprendre un dossier a priori complexe et, d’autre part, qu’ils convergent assez vite sur ce qu’ils pensent être l’intérêt commun.

Cet espace d’intelligence collective n’est pas courant dans la société. Et pour qu’il y ait cette synergie, il faut qu’il y ait des rapports humains. C’est pour cela que je ne crois pas à la démocratie par Internet et les outils numériques. Ces derniers peuvent être utiles pour s’informer, se documenter, mais les débats par écrans interposés inhibent l’humanitude et tournent très vite en eau de boudin… Les conventions de citoyens permettent l’émergence de l’altruisme, de la prise en compte de l’intérêt de l’espèce humaine.
- Propos recueillis par Anthony Laurent