L’Allemagne teste le revenu universel... par tirage au sort

À l’initiative d’un chef d’entreprise, près de 80 Allemands tirés au sort bénéficient ou ont bénéficié depuis 2014 d’un revenu mensuel de 1.000 euros sans condition. Ce dispositif, financé par la société civile, connaît des retours positifs.
- Berlin (Allemagne), correspondance
Depuis fin janvier 2017, Jerry Sehgal reçoit 1.000 euros chaque mois, sans condition. L’apprenti menuisier de 23 ans a participé à une loterie un peu particulière, où les gagnants font l’expérience du revenu universel pendant un an. « Ce sont mes collègues à l’atelier qui m’ont appris que j’avais été tiré au sort, je n’en revenais pas », raconte le jeune homme.
Pour ce Berlinois, c’est une nouvelle vie qui commence. « J’ai enfin pu m’inscrire au permis de conduire, j’ai commencé à prendre des leçons de piano, j’ai envie de voyager en Asie, et je peux aussi tout simplement inviter mes proches », s’enthousiasme-t-il.
Surtout, il compte profiter de sa chance pour se payer une formation de travailleur acrobatique, développer sa polyvalence pour accéder à de meilleurs postes. « Sans cet argent, cette formation aurait été inaccessible, à moins d’épargner longtemps. » En tant qu’apprenti, il gagne environ 900 euros par mois.

Comme lui, 80 personnes bénéficient ou ont bénéficié du dispositif depuis 2014. Tous les deux mois environ, un tirage au sort est organisé par Mein Grundeinkommen — « mon revenu de base », en français — et diffusé en direct sur Internet. Tout le monde peut y participer gratuitement.
« Imaginez cela à l’échelle d’une société ou de toute l’Europe, ce serait vraiment génial ! »
L’expérimentation a été lancée par Michael Bohmeyer, un jeune entrepreneur berlinois. Selon lui, « il ne s’agit pas de convaincre que le revenu universel est une bonne idée, mais plutôt de poser la question et de raconter l’histoire de ceux qui ont fait l’expérience ».
Et les histoires qu’ils racontent sont toutes positives. « Nous avons des retours très variés, mais tous disent d’une seule voix qu’ils dorment mieux ! sourit-il. Plusieurs se sont mis à leur compte, un chômeur de longue durée a retrouvé du travail, un malade chronique a pu stopper la progression de sa maladie. Mais la plupart vivent comme avant, avec moins de stress simplement. »
Les bénéficiaires ne seraient donc pas devenus fainéants ? « Bien sûr que non, les gens continuent de travailler. Le travail, ce n’est pas seulement gagner sa croûte, c’est faire partie d’une société », estime-t-il.

Pour l’entrepreneur, qui se voit comme un pionnier, il s’agit d’une « impulsion pour un changement de mentalité », « de faire plus confiance aux gens au lieu de les contrôler ». Et de se féliciter de voir des gagnants devenus plus créatifs, plus ambitieux. « Imaginez cela à l’échelle d’une société ou de toute l’Europe, ce serait vraiment génial ! »
L’association, devenue entreprise à but non lucratif, emploie aujourd’hui une vingtaine de personnes et fait appel au financement participatif pour payer les bénéficiaires. C’est l’originalité de l’expérience allemande, par rapport au cas finlandais, par exemple : elle émane de la société civile. 50.000 donateurs ont déjà apporté un million d’euros. Parmi les soutiens, des citoyens ordinaires, mais aussi des chefs de grandes entreprises, comme le patron de Siemens, Joe Kaeser, celui de Deutsche Telekom, Thimotheus Höttges, ou encore le milliardaire Götz Werner.
Cet engouement trouve pour l’instant peu d’écho sur la scène politique allemande. Porté en France par le candidat socialiste à l’élection présidentielle, Benoît Hamon, le revenu universel est décrié en Allemagne par une partie de la droite — même si certains de ses membres s’y montrent favorables —, mais les critiques les plus acerbes viennent de la gauche.
« Oui, c’est libéral, mais sans les mensonges du libéralisme »
Pour le député de la gauche radicale Die Linke Klaus Ernst, la généralisation de ce revenu universel coûterait trop cher. « 1.000 euros par mois multipliés par 80 millions d’habitants, cela ferait 960 milliards d’euros par an, calcule-t-il. Cela reviendrait à dépenser un tiers du PIB allemand chaque année. De plus, les gens travailleraient moins, on créerait moins de richesses et donc on ne pourrait plus financer la mesure. Ce n’est pas viable. »
Cet ancien syndicaliste y voit aussi le reflet d’une démarche « néolibérale ». « Une politique sociale doit cibler ceux qui en ont besoin, ce n’est pas le cas du revenu universel, affirme-t-il. L’objectif, ça doit être que les gens aient un travail, dans de bonnes conditions, et qui leur permette de vivre. Pas que l’État et les entreprises se désengagent de leurs responsabilités sociales en jetant mille euros à chacun comme ça. »

Des critiques que réfute Michael Bohmeyer : « Oui, c’est libéral, mais sans les mensonges du libéralisme, assure-t-il. C’est une vraie liberté, humaniste. Et c’est aussi une mesure sociale, parce que les gens reçoivent tous quelque chose de façon égalitaire. Je n’ai pas à aller quémander de l’argent à l’État. Je reçois de l’argent comme les autres, tout simplement parce que je suis un être humain. Il s’agit de justice sociale et d’un nouveau contrat social, qui peut effacer les divisions et recréer de la cohésion entre les couches de la société. »
C’est en tout cas ce que tenteront de défendre des militants pro-revenu universel lors des élections législatives allemandes, en septembre prochain. Le Parti du revenu de base vient de se créer à Munich et espère bien porter le débat jusqu’au Bundestag, le Parlement allemand.