L’État veut maintenir l’ordre avec des LBD à munitions marquantes

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Luttes LibertésLe ministère de l’Intérieur a publié un appel d’offres le 12 mars pour la fourniture de 170.000 balles de lanceurs de balles de défense, dont 10.000 « munitions de défense marquante visible ». Ce nouveau type de munition s’inscrit dans une logique de contrôle et de traque en constante aggravation.
Tirer, choquer, traquer. Les 10.000 munitions marquantes pour lanceurs de balles de défense (LBD) commandés par le ministère de l’Intérieur n’ont rien de radicalement nouveau, mais se font en coordination avec l’élargissement et l’extension en cours des pouvoirs de police.
Ces munitions ressemblent fortement aux balles de LBD classiques. Elles sont également d’un calibre de 40mm et seule leur tête diffère. Comme on le voit sur cette vidéo de promotion d’un fabricant étasunien de balles de ce genre, la partie avant se délite à l’impact pour laisser s’échapper une substance colorante. L’arrière de la munition en caoutchouc est tout aussi rigide que les balles désormais habituelles en France.
Déjà présentes aux États-Unis pour le maintien de l’ordre, ces munitions ont fait polémique lors de la répression des mobilisations Black Lives Matter en 2020. Sur une vidéo visionnée plus de 29 millions de fois sur Twitter, on voit des policiers faire feu avec des munitions marquantes sur des personnes devant leur domicile.
Des munitions qui éborgnent aussi
Le même type de munition semble avoir touché et éborgné la journaliste Linda Tirado, le 30 mai 2020. Sur les photos qu’elle avait partagées sur son compte Twitter, on peut clairement voir l’impact du produit marquant vert, notamment sur son sac à dos. Ce jour-là, le département de police de Minneapolis avait assuré n’avoir utilisé que des munitions marquantes de 40mm. Autrement dit, le même type de munition que les 10.000 commandées par le ministère de l’Intérieur.
La munition qui a touché la journaliste à l’œil est vraisemblablement du même type que celle produite par la société états-unienne Defense Technology. L’effet marquant n’enlève donc rien à la dangerosité d’un tir de LBD, selon Paul Rocher, auteur de Gazer, Mutiler, Soumettre (ed. La Fabrique) sur les armes non-létales. « La particularité des armes supposées non-létales c’est qu’on les désigne toujours avec des mots euphémisants. En 1995 par exemple, avec l’émergence des Flashball, le journal Libération titrait : « La police dotée de balles en mousse ». C’est problématique puisque c’est parce que ces armes et ces munitions sont supposées non-létales que les policiers les utilisent autant. Avec ces balles marquantes les policiers risquent de se croire dans une partie de paintball, cela renforcera l’idée que ces munitions sont sans danger. »
Mais à quoi vont servir ces munitions marquantes, en dehors de leur effet incapacitant ? Selon Defense Technology, cette munition marquante « peut être utilisée pour marquer l’agresseur dans une foule ou dans une situation d’émeute pour l’équipe sur le terrain. »
Une « utopie de la surveillance généralisée »
Le marquage des individus n’est pas une idée nouvelle et s’inscrit selon Paul Rocher dans une « utopie de la surveillance généralisée. » L’historienne et politologue Vanessa Codaccioni souligne également sur son compte Twitter « [qu’en] 1952, le ministre de l’Intérieur Charles Brune envisage une "encre indélébile" pour pouvoir reconnaître les communistes ayant manifesté ».
En 2019, en plein cœur de la mobilisation des Gilets Jaunes, le ministre de l’Intérieur de l’époque, Christophe Castaner, avait dévoilé un arsenal de nouvelles mesures pour lutter contre les « casseurs ». Il faisait déjà référence à des produits marquants colorés comme les nouvelles munitions de LBD, mais également à des produits marquants invisibles (PMC) utilisés potentiellement dans les canons à eau pour marquer les individus.
« [Il y a] un marqueur coloré qui fait que si vous êtes marqué, au moment d’une infraction par exemple, et qu’on vous retrouve deux heures plus tard dans le métro, il sera plus facile de faire un lien. (...) Les autres sont appelés "ADN" (...) Ce sont des marqueurs transparents qui font que quelques semaines plus tard, si l’enquête aboutit à penser que c’est vous qui êtes responsable, vous êtes interpellé, on va retrouver des traces. On pourra dire : "Tel jour à telle heure, vous étiez devant tel magasin."
.@CCastaner, ministre de l'Intérieur, sur les #marqueurschimiques utilisés dans les #manifestations : "On pourra dire : tel jour à telle heure, vous étiez devant tel magasin" #police #giletsjaunes #le79Inter pic.twitter.com/9sVTtlY4eH
— France Inter (@franceinter) March 19, 2019
Cette idée de surveillance et de marquage semble se concrétiser avec la loi sécurité globale. Pour Paul Rocher, « avec le développement de la surveillance et des brigades mobiles comme la Brav-M, ces munitions marquantes s’inscrivent dans un schéma du maintien de l’ordre assez logique. Un individu supposé violent pourra être marqué avec ces munitions, puis traqué avec la vidéosurveillance et interpellé rapidement avec les brigades mobiles. C’est un ensemble cohérent et complémentaire et qu’on voit se développer avec la loi Sécurité globale. »
Une commission d’enquête parlementaire présidée par le député de Seine et Marne et ancien patron du Raid Jean-Michel Fauvergue avait également noté, le 20 janvier 2021, qu’« employé avec une caméra, [le marquage] peut se révéler utile, par exemple lorsque l’on ne voit pas bien une personne sur une image, mais que l’on sait comment elle était habillée ce jour-là et que l’on retrouve sur elle ou ses vêtements des traces de marqueur chimique. »
Mais selon Me Vallat, avocat au barreau de Paris, « cette technique n’a pas de valeur juridique tant qu’un texte n’encadrera pas cette technique de marquage ». Pour lui, cette méthode semble être « expérimentée sous le manteau depuis plusieurs années », et pourrait « être une technologie intéressante à développer pour les forces de l’ordre si elle est encadrée ».
C’est également ce que dit la commission d’enquête : « Des études sont actuellement en cours quant à l’utilisation des produits de marquage codé au rétablissement de l’ordre, via un marqueur à distance individualisant longue portée, capable de tirer des billes frangibles [qui se brisent] de PMC ».
Même si elle est encadrée, cette technique ne semble pas offrir une précision optimale pour marquer un individu. « Les tirs de LBD sont hasardeux, dit Paul Rocher. Les exercices sont faits dans des stands de tir. Sans stress, sans vent, sans lumière gênante, avec une cible et un tireur statique et à une distance minimale. » Autrement dit, « des conditions qui n’arrivent jamais en manifestation ou en action. Associer le marquage à un tir hasardeux, c’est très dangereux ».
L’appel d’offres du ministère de l’Intérieur :
Même la commission d’enquête reconnaît que « le LBD est en effet une arme qui semble insuffisamment précise, notamment en cas de mouvements de foule ». Selon Paul Rocher cette nouvelle technique de marquage pourrait arriver rapidement en manifestation. Le 1ᵉʳ mai 2018, une nouvelle stratégie avait été expérimentée avec la projection d’une solution à base d’eau et de restes d’animaux pour disperser les manifestants.
Malgré les mobilisations du week-end à Marseille, Toulouse, Rennes ou Paris contre le racisme et les violences policières, le gouvernement étend encore son arsenal répressif dans la continuité du nouveau schéma de maintien de l’ordre, avec en perspective la loi Sécurité globale.
Le ministère de l’Intérieur n’a pas répondu aux questions de Reporterre sur ces munitions marquantes, le type de marquage utilisé et le but recherché.