L’Expo universelle de Milan, une violence symbolique contre le peuple

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L’Expo universelle de Milan, qui se tient jusqu’à fin octobre, se propose de répondre à l’urgence de « Nourrir la planète » et se donne comme mot d’ordre « l’innovation ». Imposture. « Jamais une exposition universelle n’aura été aussi fidèle à son caractère éphémère, au présentisme d’une société dont la violence symbolique se perpétue à travers les miettes qu’elle jette en pâture au ’bon peuple’. »
• Anahita Grisoni et Brahim Mouffok sont respectivement sociologue et architecte.
Dans un excellent ouvrage paru en 2012, le philosophe et sociologue Marc Berdet s’attache à décrire les Fantasmagories du capital, à travers l’histoire des lieux qui les accueillent, parmi lesquels l’Exposition universelle de Londres en 1851 et les centres commerciaux contemporains. Une visite ingénue à l’Exposition universelle de Milan, qui se déroule actuellement jusqu’à la fin octobre, ne peut que confirmer cette hypothèse.
L’événement propose de répondre à l’urgence de « Nourrir la planète » et se donne comme mot d’ordre « l’innovation ». Pourtant, le paysage qu’il offre ressemble davantage à un grand bond dans un passé consumériste et bétonné. Inutile de revenir sur l’opposition légitime qui avait accompagné l’ouverture de l’Expo : corruption grotesque, violation systématique du droit du travail, promesses non-tenues d’aménagements publics, désastres écologiques, avaient alors été massivement dénoncés.
A l’écart des « casseurs » dont la presse grand public a fait l’emblème de la contestation, les alternatives écologistes avaient tenté de se frayer un chemin pour résister à la fronde des multinationales de l’alimentation. On se souviendra de l’Expo de la paysannerie, orchestrée, entre autres, par Via Campesina. Sans succès.
De quelle innovation parle-t-on ?
Depuis leur création en 1851, l’objet des expositions universelles est de mettre à l’avant-poste les résultats les plus probants des innovations technologiques et des prouesses architecturales, plaçant au centre de l’attention internationale le génie du genre humain et l’idéologie du progrès. Elles sont, selon la définition-même du BIE (Bureau international des expositions), « des lieux uniques de rencontre où l’éducation passe par l’expérimentation, la coopération par la participation et le développement par l’innovation. Elles sont l’expression d’un message d’intérêt universel ; une expérience éducative : des laboratoires d’expérimentation montrant l’extraordinaire et le nouveau. »
Que l’on adhère ou non à cette idéologie, l’édition milanaise de l’événement permet de douter de l’efficacité de la méthode. L’événement pose une réelle question de société qui dépasse amplement les contours de l’Expo : de quelle innovation parle-t-on, quand on évoque ce principe sacro-saint auquel il faudrait tout sacrifier ?

A notre connaissance, la grande majorité des dites « innovations » dans nos domaines de compétence – l’architecture et l’urbanisme, et les rapports des sociétés humaines aux socio-écosystèmes – vont tout bonnement dans le sens d’une remise en question des relations à la nature. Qu’elles soient efficaces ou maladroites, authentiques ou superficielles, radicales ou verdissantes, difficile de contester cette velléité écologiste. Seule, l’expo universelle se paye le luxe de s’en passer.
Que l’on commence par une entrée ou par l’autre, le pavillon Slow Food semble mis à l’écart, quand trois mètres plus loin se dresse, ostentatoire, le pavillon d’une grande chaîne de fast food qu’il n’est besoin de nommer. Effigie de l’événement, il se distingue par sa simplicité. Au centre de Milan, sur la Darsena (port de la ville sur le fleuve éponyme) fraîchement inaugurée, on croise les icônes colorées des escargots de la « décroissance heureuse », emblème du mouvement fondé en 1986. Mais leur trace reste symbolique.
Le pavillon zéro expose la prose didactique et simpliste d’un rapport des Nations Unies. Plein de bonnes intentions, erroné dans les faits et les interprétations, le texte impose une version officielle dont l’hypocrisie glisse, par moment, au mensonge pur et simple. Un écran géant panoramique vante les mérites de la monoculture comme solution favorisant le maintien des écosystèmes locaux. Dans ce festival de la compétition internationale, où les pavillons nationaux se mesurent à ceux des multinationales de l’alimentation, chaque pays tente de faire figure de bon élève. Ainsi, après avoir franchi – sous la pluie – le filet monumental du pavillon brésilien (son unique attrait), on apprend que son gouvernement projette que le Brésil fournira 40 % des ressources alimentaires mondiales, sans ajouter que cela se fera certainement au sacrifice de pans entiers de l’Amazonie.
Tout est à vendre
Alors que la convivialité et la participation s’imposent comme principes de société, la seule contribution possible de la part du public semble financière. Rien n’est à goûter, tout est à vendre. Le slogan « Energie pour la vie » s’affiche sur de grands stands de nourriture rappelant les fêtes foraines, appelés « pavillons » et qui franchissent allègrement les limites de la caricature ou du grotesque.
Caricature pour ceux qui ont confondu expérimentations et spécialités culinaires (les fish&chips anglais font concurrence aux frites belges et à la bière) ; grotesque pour ceux qui ont investi à grands frais dans une architecture de mauvaise facture, d’un kitsch malvenu éludant toute question liée au gaspillage alimentaire, à celui de l’espace, à l’agriculture urbaine ou verticale, enfin, toutes ces thématiques qui sont, actuellement, au cœur des préoccupations et des projets. « Le passé finira un jour par devenir trop petit pour être partagé et habité par les vivants », écrivait Koolhaas en 1978, force est de constater que la leçon n’est toujours pas apprise.

Dans un Milan habituellement déserté au mois d’août, on croise des grappes de touristes revenant de l’Expo. Mais le poids du gigantisme ne saurait faire oublier la superficialité de l’événement. Il n’y a pas de doute, la copie est mauvaise, l’Expo est passée à côté du sujet alors que le présent offrait des centaines de pistes de réflexion. Nuls Tour Eiffel, Atomium (Bruxelles), Biosphère (Montréal), ou Space Needle (Seattle) que Milan gardera et dont elle se targuera. Nul impact, nul message, nulle vision d’avenir.
Jamais une exposition universelle n’aura été aussi fidèle à son caractère éphémère, au présentisme d’une société dont la violence symbolique se perpétue à travers les miettes qu’elle jette en pâture au « bon peuple ».