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L’école à la maison fait pousser les mauvaises herbes

Le projet de loi « pour une école de la confiance » est discuté à l’Assemblée nationale à partir de ce lundi 11 février. Il menace la liberté pédagogique et la pratique de l’école à la maison, dénoncent les autrices de cette tribune, qui ont fait le choix « mûrement réfléchi » de ne pas scolariser leurs enfants.

Marina Soulagnet est mère de deux enfants de 5 et 8 ans et les instruit à la maison. Elle a coécrit cette tribune avec Sandra Gleyzes, dont les enfants ont eux 15 et 17 ans. Elles sont membres du collectif Libres apprenants du Monde.


  • Actualisation du 10 octobre 2020 — Alors que Emmanuel Macron a annoncé récemment la fin de l’école à la maison pour lutter contre l’islamisme radical, nous avons demandée aux autrices de cette tribune de réagir :

Le 2 octobre, Emmanuel Macron a annoncé son intention de supprimer la possibilité d’instruire les enfants en dehors des murs de l’école, soit disant pour lutter contre la radicalisation islamiste. Pourtant, des études sérieuses montrent que les chiffres avancés sont faux, et que l’instruction en famille n’est en aucun cas le terreau de l’islamisme intégriste. La radicalisation est un problème de société, pas d’instruction à la maison. Encore une fois, Emmanuel Macron joue sur la peur, la division et le rejet de l’autre pour imposer des mesures liberticides. Supprimer l’instruction en famille serait dramatique pour les familles, toutes les familles, car c’est la possibilité de faire ce choix, ponctuellement ou sur le long cours, qui est menacée pour tous. Mais ce projet, s’il devait se concrétiser, serait aussi dramatique pour la société toute entière, qui se priverait ainsi d’une diversité de vies et d’expériences, qui sont une richesse incomparable. Ce texte montre notre vie sans école, mais aussi combien nous avons besoin d’une véritable « biodiversité éducative » . Nous devons défendre ensemble cette liberté.

  • Tribune du 11 février 2019 :

Chez nous, les enfants apprennent sans école, nous pratiquons l’instruction en famille. C’est notre choix de vie, un choix mûrement réfléchi. Ils apprennent plein de choses, ont du temps, des copains, des passions. J’ose croire que la vie est belle pour eux. Souvent, pour commencer la journée, le plus grand lit un livre à sa petite sœur au lit. Ils sont blottis l’un contre l’autre, et c’est beau. Ensuite, la journée démarre. Dans notre famille, on essaye de prendre régulièrement un temps de travail le matin [1]. Ce n’est pas bien long, environ deux heures, parfois plus, parfois moins, mais cela suffit amplement à avancer. Avancer non pas juste pour suivre un programme, mais pour nourrir la curiosité des enfants, pour répondre à leurs interrogations et leur apporter des outils avec lesquels ils pourront mieux comprendre et agir dans le monde. Et puis… il y a tout le reste du temps ! Du temps pour faire des visites, des ateliers, du vélo, jardiner, se promener dans la forêt, construire d’improbables machines, cuisiner, lire et jouer, dessiner, danser ou faire de la musique, rêver et se reposer… et tant d’autres choses, seuls ou en bonne compagnie. Nous vivons comme ça, c’est tout simple, et c’est bon. D’autres familles ont fait ce choix, qui est légal en France. Chacune vit cette liberté à sa façon. Notre petite vie tranquille ne dérange pas grand monde, mais elle surprend, elle interroge.

Notre choix de vivre hors des murs de l’école est la plus grande des subversions au pays de Jules Ferry. Nous remettons en question le système scolaire simplement du fait de notre existence : nous sommes là, nous vivons différemment, et nos enfants sont instruits, libres et heureux. Cela montre que le système scolaire, que certains voudraient voir imposé à tous, n’est pas si indispensable. Et cette simple vérité dérange. Elle dérange les dogmes, les autoritarismes, les normes.

Nous sommes des mauvaises herbes aujourd’hui, mais nous préparons le monde de demain 

Mais ce que peu de gens perçoivent, c’est que nous sommes des mauvaises herbes. De ces herbes qui ne sont pas tondues, de celles qui poussent en lisière des champs, qui s’immiscent là où on ne les imagine pas, et fleurissent quand on ne s’y attendait plus. Nous sommes ces mauvaises herbes imprévisibles, qui rendent la végétation multiple et foisonnante, qui mettent de la couleur dans les monocultures. On les appelle « les mauvaises herbes », mais elles ne le sont pas tant que cela [2].

L’époque est folle : nous devons vivre, tout en nous préparant à des effondrements inimaginables, à des pertes incommensurables, à des bouleversements qui nous dépassent… Si nous voulons avoir une chance de survivre à tout cela, nous devons laisser advenir, si ce n’est favoriser, la vie dans toute sa diversité, car la biodiversité est garante de résilience. Plus une société est hétérogène, plus elle pourra puiser dans sa diversité pour trouver des solutions aux défis qu’elle rencontre. Nous sommes des mauvaises herbes aujourd’hui, mais nous préparons le monde de demain.

Et pourtant, aujourd’hui, notre existence est menacée : chaque année, de nouvelles lois viennent encadrer de manière plus restrictive notre liberté [3] , qui se réduit désormais à peau de chagrin. Nous sommes très inquiets du projet de loi « École de la confiance » actuellement discuté à l’Assemblée nationale. Nous aimerions que les mesures liberticides qu’il contient soient retoquées.

Nous sommes encore quelques familles libres, quelques familles de mauvaises herbes, et nous voulons rester sauvages et aux couleurs multiples.

Avant l’année 1998, l’instruction en famille ne suscitait pas de mesures d’encadrement particulière. Mais depuis 20 ans exactement, un mille-feuille législatif et réglementaire contraint de plus en plus le droit des familles à instruire leurs enfants [4]. Avec le projet de loi École de la confiance, il est désormais question de soumettre aux contrôles les enfants dès l’âge de trois ans, d’imposer aux familles de suivre les rythmes scolaires concernant les apprentissages, et de laisser le déroulement du contrôle à la libre appréciation d’inspecteurs souvent partiaux [5]. Le texte, proposé à l’Assemblée nationale en procédure accélérée, induit qu’il n’y a d’instruction légitime que celle de l’Éducation nationale, et permet de prononcer des injonctions de scolariser à l’encontre des familles ne désirant pas suivre ses exigences. Quel intérêt à ne pas aller à l’école, si c’est pour devoir la reproduire à l’identique à la maison ? Ajouter toujours plus de contraintes et vider notre droit de sa substance est une stratégie pour faire disparaître purement et simplement l’instruction en famille.

Pour faciliter l’adoption de ses mesures liberticides, le pouvoir les enrobe de son habituel discours de la peur et du rejet de l’autre 

Car au fond, le sujet est bien celui-là : la liberté pédagogique. Les familles montrent une extraordinaire diversité dans leurs approches, qui vont d’un format très proche de celui de l’école aux apprentissages informels et autonomes (« unschooling »), en passant par toutes les pédagogies alternatives et les cours par correspondance. Aujourd’hui, les familles peuvent choisir la pédagogie et le rythme d’apprentissage convenant le mieux à chaque période de la vie de leurs enfants, mais demain, ce ne sera plus le cas. D’autre part, il y a parmi les familles non-scolarisantes de nombreuses personnes désireuses de changer de regard sur l’enfance, et de construire une société dépourvue de rapport de force et de domination, notamment entre enfants et adultes. Ces familles souhaitent pratiquer l’instruction en famille entre autres pour ne pas reproduire le modèle prévalant encore aujourd’hui à l’école : compétition / évaluations / sanctions. Imposer ce modèle aux familles qui instruisent leurs enfants, c’est nier leur liberté pédagogique.

Pour faciliter l’adoption de ses mesures liberticides, le pouvoir les enrobe de son habituel discours de la peur et du rejet de l’autre : aujourd’hui, on tente de nous faire passer pour des terroristes en train d’armer nos enfants pour les envoyer au djihad contre la République. Mais personne n’est dupe. Nous sommes de ces mauvaises herbes menacées d’arrachage, alors que l’on pourrait aussi choisir de les préserver, car elles sont en réalité utiles, belles et participent à l’équilibre général.

Nous sommes encore quelques familles libres, quelques familles de mauvaises herbes, et nous voulons rester sauvages et aux couleurs multiples. Nous sommes, nous aussi, la nature qui se défend. Nous partageons cette envie de rejoindre d’autres luttes pour la vie et sa diversité, de nous connecter pour créer des archipels réunissant nos combats [6]. Nous faisons partie de ce nouveau monde qui émerge et dont nous avons tant besoin. Nous en cultivons chaque jour les jeunes pousses.

Alors, pour que nous puissions continuer à semer de la biodiversité, nous demandons que le pouvoir cesse, sous couvert de sécurité, de piétiner nos droits et nos libertés. Mais nous sommes également inquiets de constater que la restriction des libertés ne s’arrête pas à notre cas. À travers notre lutte, nous souhaitons alerter sur les processus mortifères à l’œuvre dans notre société : contrôles plutôt qu’échanges constructifs, répression plutôt qu’ouverture aux alternatives, soumission à l’autorité plutôt que co-construction des projets… Zadistes, réfugiés, chômeurs, étudiants, salariés, fonctionnaires, tout le monde est désormais fiché, contrôlé, évalué, sanctionné, sans relâche. Stop aux contrôles, aux interdictions et aux punitions systématiques ! Laissez-nous vivre libres et offrir au monde nos petites fleurs impromptues !


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