Média indépendant, en accès libre pour tous, sans publicité, financé par les dons de ses lecteurs

ReportageAgriculture

Frites : l’industrie de la patate dévore les terres du Nord

Haies coupées, prairies retournées... Dans le Nord, l’appétit des cultivateurs de pommes de terre gagne du terrain, et ravage le département. Les acteurs locaux tentent de résister à ce phénomène.

Trélon et Ohain (Nord), reportage

« Là c’est à lui, ici aussi, il y a aussi là-bas. » À Trélon et à Ohain, deux villages situés dans le parc naturel régional (PNR) de l’Avesnois, aux confins du département du Nord et à la lisière de la Belgique, on ne sait plus où donner de la tête face à l’expansion d’un agriculteur néerlandais. Comme si ce dernier se bâtissait un véritable empire. Le long de la départementale à la sortie de Trélon, un champ de pommes de terre est arrivé à maturation. « Vous voyez ce terrain ? Avant, c’était une belle prairie, avec des vaches, ça a bien changé », se désole Thierry Reghem, maire de Trélon.

Le terrain appartient désormais à cet agriculteur néerlandais, qui n’a pas souhaité répondre à Reporterre et préfère l’anonymat. Il s’est installé en 2015, et s’est étendu progressivement sur les communes voisines. Le cas de cet exploitant illustre le bouleversement démarré voilà plus d’une décennie sur le territoire.

Ces terres d’élevage, à l’origine dédiées au lait et à la viande bovine, cèdent progressivement la place aux grandes cultures, en particulier celle de la pomme de terre. Selon les chiffres de la Direction régionale de l’alimentation, de l’agriculture, et de la forêt (Draaf) Hauts-de-France, communiqués spécialement à Reporterre, les surfaces agricoles dédiées au tubercule dans le parc naturel régional de l’Avesnois ont augmenté de 131 % entre 2010 et 2022.

Thierry Reghem, maire de Trélon. © Stéphane Dubromel / Reporterre

Un territoire à la merci des patatiers

Un territoire jusque-là relativement préservé par la culture de la patate, contrairement au reste de la région Hauts-de-France où elle est plus présente. Cette dernière concentre 64 % de la production nationale, et 8 % de la production en Europe en 2023, selon la Chambre d’agriculture. Avec son climat océanique ainsi que ses terres argileuses et limoneuses, le nord de la France est particulièrement propice à la culture du tubercule. L’essor des industries de la pomme de terre dans les années 80 marquées par un produit emblématique, la frite, offre également des débouchés prometteurs.

La région Hauts-de-France se hisse aussi à la première place de la transformation de pomme de terre et représente 70 % des frites produites en France. Avec des entreprises surtout étrangères : le groupe canadien McCain, n°1 mondial sur ce secteur, y a installé deux usines. Au total, une frite industrielle sur trois consommées dans l’Hexagone vient de chez McCain. Fin août, la société belge Agristo, spécialisée dans la fabrication de produits à base de pomme de terre surgelée, a aussi racheté le site de la sucrerie Tereos située à Escaudoeuvres, à une quarantaine de kilomètres des portes de l’Avesnois.

La sucrerie du groupe Tereos, fermée depuis quelques mois. Elle a été vendue et sera transformée en usine de frites industrielles. © Stéphane Dubromel / Reporterre

Mais plus que la hausse des surfaces consacrées à la pomme de terre dans l’Avesnois, ce sont les pratiques agricoles inhérentes à cette culture, parfois intensives, et leurs conséquences pour l’environnement qui inquiètent le territoire. La pomme de terre est une culture épuisante pour le sol, à cause de l’utilisation d’engins agricoles massifs qui tassent le sol. De plus, elle nécessite souvent l’usage de pesticides pour prévenir le mildiou. Enfin, certains exploitants n’hésitent pas aussi à modifier le paysage.

Dans l’Avesnois, les surfaces agricoles dédiées à la pomme de terre ont augmenté de 131 % entre 2010 et 2022. © Stéphane Dubromel / Reporterre

Haies arrachées, prairies retournées... Des « exploitants sans scrupules »

Dans un chemin cahoteux bordé d’arbres, un éleveur qui s’est installé dans le coin en 1996 montre le bouleversement du paysage que subit le territoire. « D’un côté vous avez une pâture intouchée, verdoyante, et de l’autre un champ de colza à perte de vue où les haies ont été arrachées, témoigne-t-il anonymement. Cette destruction est l’œuvre d’un Belge arrivé il y a quelques années. Les haies devaient certainement le limiter dans ses activités. »

Selon Sylvain Oxoby, le maire d’Ohain, ce terrain appartient bien à un agriculteur belge, qui cultive entre autres de la pomme de terre. Selon nos informations, l’exploitant revend une partie de sa production à une industrie belge de pommes de terre. Contacté par Reporterre, il n’a pas souhaité nous répondre. « On est face à des exploitants sans scrupules pour obtenir un maximum de rendement, s’indigne l’édile. Ils n’hésitent pas à se livrer à des retournements de prairies et à des arrachages de haies pour se faciliter le travail, sans se soucier de la préservation du paysage. »

Sylvain Oxoby, maire d’Ohain : « On est face à des exploitants sans scrupules. » © Stéphane Dubromel / Reporterre

Composé à 42 % de prairies et de 11 000 km de haies bocagères, le PNR de l’Avesnois présente plusieurs facettes, selon Yvon Brunelle, directeur du parc. « Il y a toujours eu de la pomme de terre dans certaines poches du territoire, comme à l’est en direction de Valenciennes et Cambrai, explique-t-il. Mais c’est vrai que le Sud Avesnois, vers Trélon et Ohain, où la densité bocagère est plus forte, n’était pas concerné il y a quelques années encore par cette culture. C’est un phénomène nouveau pour la population locale qui, d’après ce qui m’a été rapporté, s’émeut de l’arrivée de pratiques agricoles intensives de personnes extérieures, en particulier les Belges et le fameux Néerlandais. »

Parallèlement à l’extension de la culture de la patate, l’Avesnois comme tout le département du Nord compose depuis des années avec l’installation d’agriculteurs belges et néerlandais. En Belgique et aux Pays-Bas, le foncier agricole est saturé. De plus, le prix à l’hectare peut y être jusqu’à dix fois supérieur à la France.

Dans le bocage avesnois, des terres cultivées de façon intensive. Les haies ont été coupées pour gagner en rendement. En face se trouve une pâture où les haies sont toujours en place. Les restes de tailles alimentent des systèmes de chauffage. © Stéphane Dubromel / Reporterre

Pour ces agriculteurs du Benelux, l’Avesnois présente un sérieux intérêt puisqu’il se situe à quelques kilomètres de la frontière. Pratique pour acheminer leur production jusqu’aux usines belges et néerlandaises de transformation de la pomme de terre, parmi les plus productives du monde. Ce serait le cas de l’agriculteur néerlandais de Trélon, selon Thierry Reghem. « Il m’a dit qu’il travaillait pour un industriel néerlandais et qu’il envoyait sa production là‐bas. Il ne s’en cache pas ».

« On ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque haie »

Sylvain Oxoby est actuellement traversé par une autre inquiétude : l’agriculteur néerlandais, qui a déjà investi au moins 2 millions d’euros dans sa production depuis son arrivée, selon nos informations, pourrait s’étendre davantage. « Il cherche actuellement à reprendre près de 200 hectares de terrain sur ma commune, fait savoir le maire d’Ohain. Des terres appartenant à l’agriculteur belge évoqué précédemment. »

La mine soucieuse derrière son bureau, l’édile poursuit : « La mairie ne peut en aucun cas jouer son droit de préemption. Si une offre de rachat était transmise par le Néerlandais, on espère que la Safer [1] bloquera la vente, au motif qu’il dispose de suffisamment de terres, en privilégiant un projet agricole en accord avec nos ambitions territoriales ». D’ici à 2025, le PNR Avesnois s’est donné pour objectif d’atteindre 30 % de surfaces destinées au bio.

Face au bouleversement de leur terroir, les acteurs locaux paraissent dépassés. « Le pouvoir du maire est limité en la matière : nous nous limitons à une surveillance et à un dépôt de plainte en cas d’infractions environnementales », exprime Sylvain Oxoby, résigné. Deux agriculteurs sont convoqués par la gendarmerie prochainement pour des arrachages de haies. Ils risquent au maximum une amende et une injonction de les replanter. En accord avec le parquet, l’Office français de la biodiversité (OFB) se saisit uniquement des dossiers avec « un lourd impact sur la biodiversité », selon Alexis Pecqueur, chef d’enquête de l’OFB dans ce secteur. « Plusieurs procédures judiciaires sont en cours », assure l’agent de l’environnement. Impossible en revanche pour son équipe en sous-effectif d’intervenir à chaque signalement.

« Le parc n’a pas de pouvoir de répression, ajoute Yvon Brunelle. Nous pouvons seulement mettre en place des garde-fous, en donnant des moyens d’alerte aux communes. » Dans un nouveau plan local d’urbanisme intercommunal (Plui), en cours d’approbation, 80 % des haies du PNR Avesnois doivent être classées comme espèces protégées. Les arracher constituerait dès lors un délit. « Est-ce que ce sera suffisant pour stopper les infractions ? Je n’en sais rien, remarque Yvon Brunelle. Malheureusement, on ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque haie. »


Alors que les alertes sur le front de l’environnement se multiplient, nous avons un petit service à vous demander. Nous espérons que les dernières semaines de 2023 comporteront des avancées pour l’écologie. Quoi qu’il arrive, les journalistes de Reporterre seront là pour vous apporter des informations claires et indépendantes.

Les temps sont difficiles, et nous savons que tout le monde n’a pas la possibilité de payer pour de l’information. Mais nous sommes financés exclusivement par les dons de nos lectrices et lecteurs : nous dépendons de la générosité de celles et ceux qui peuvent se le permettre. Ce soutien vital signifie que des millions de personnes peuvent continuer à s’informer sur le péril environnemental, quelle que soit leur capacité à payer pour cela.

Contrairement à beaucoup d’autres, Reporterre ne dispose pas de propriétaire milliardaire ni d’actionnaires : le média est à but non lucratif. De plus, nous ne diffusons aucune publicité. Ainsi, aucun intérêt financier ne peut influencer notre travail. Être libres de toute ingérence commerciale ou politique nous permet d’enquêter de façon indépendante. Personne ne modifie ce que nous publions, ou ne détourne notre attention de ce qui est le plus important.

Avec votre soutien, nous continuerons à rendre les articles de Reporterre ouverts et gratuits, pour que tout le monde puisse les lire. Ainsi, davantage de personnes peuvent prendre conscience de l’urgence environnementale qui pèse sur la population, et agir. Ensemble, nous pouvons exiger mieux des puissants, et lutter pour la démocratie.

Quel que soit le montant que vous donnez, votre soutien est essentiel pour nous permettre de continuer notre mission d’information pour les années à venir. Si vous le pouvez, choisissez un soutien mensuel, à partir de seulement 1 €. Cela prend moins de deux minutes, et vous aurez chaque mois un impact fort en faveur d’un journalisme indépendant dédié à l’écologie. Merci.

Soutenir Reporterre

Abonnez-vous à la lettre d’info de Reporterre
Fermer Précedent Suivant

legende