La désertion, un chemin semé d’embûches

- © Tommy dessine/Reporterre
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Durée de lecture : 9 minutes
En désertant le salariat, Jessica et Benjamin ont tenté de vivre d’un nouveau projet : l’accueil de jeunes placés en foyer. Faute de moyens, ils ont dû abandonner. Ils n’ont qu’une volonté, déserter à nouveau.
Vous lisez la deuxième partie de notre série « Désertion, et si on osait ? ». La partie 1 est ici, la 3 ici et 4 ici.
Chaumousey (Vosges), reportage
La porte du garage est entrouverte. Benjamin y a improvisé une partie de son atelier. Il est en train de terminer un bamboléo en bois, un jeu de société mêlant adresse et équilibre, quand nous entrons sans faire de bruit. Ses enfants, Mia, quatre ans, et Éli, un an et demi, dorment à l’étage. C’est la sieste de l’après-midi. « Le seul moment où j’ai le temps de bosser un peu en journée quand la crèche est fermée et que je suis papa au foyer à plein temps. » Heureusement, il a tout juste eu le temps de terminer sa première commande passée par un client, qui n’est ni un membre de sa famille ni un ami. En l’occurrence, la médiathèque de Chaumousey, un village vosgien situé à une dizaine de kilomètres d’Épinal, où nous nous trouvons.
Le lancement de « L’Atelier du Ben », en début d’année, tient à peu de choses. À son beau-frère, par exemple, qui est également son voisin et accessoirement menuisier, ébéniste et restaurateur de meubles anciens. « Ça aide, euphémise l’autoentrepreneur dans un grand sourire. Si mon beau-frère ne me prêtait pas ses outils, son atelier, ou même ses chutes de bois, je tournerais à perte. Ou je ne vendrais rien, car mes meubles seraient trop chers, ce qui reviendrait au même. »

Ce fils de « syndicalistes chevronnés » — un professeur de sport et une infirmière — réalise encore parfois des petites vidéos promotionnelles ou institutionnelles, en parallèle. Les contrats se font rares. Benjamin Prost les enchaînait avant qu’il finisse par abandonner son premier grand rêve, « vivre du cinéma de façon artisanale », c’est-à-dire du documentaire. Ce réalisateur de courts-métrages éclatants d’audace, dont un primé par France 2, sortait d’une école de cinéma publique, « loin de Paris, sans le moindre réseau », quand il s’est laissé emporté par un projet de documentaire qui l’a emmené à l’autre bout du monde, mais n’a jamais trouvé de producteur.

Deux ans de chômage pour tout capital de départ
Toutes expériences professionnelles confondues, Benjamin Prost cumule moins d’un an de salariat. Il n’a jamais touché le chômage et n’a jamais perçu au-delà de 6 000 euros de revenus en un an. « Et pourtant, je ne me suis jamais arrêté de travailler », rigole-t-il. C’est Jessica, sa compagne, qui lui a impulsé l’idée de se lancer dans la conception de tours d’apprentissage, de fauteuils évolutifs et autres mobiliers Montessori [1], adaptés à la taille de l’enfant pour qu’il gagne en autonomie et en estime de soi. « C’est au monde de se mettre à la hauteur de l’enfant, et non l’inverse, si on veut qu’il puisse faire des choix consentis et éclairés », dit cette éducatrice spécialisée qui vient de nous rejoindre après sa journée de travail.
Il y a six ans, déjà inspirés par cette même pédagogie de la liberté, ces deux rêveurs de 34 ans ont lancé leur « association d’éducation populaire à vocation écologique ». Ils ont alors quitté l’énorme et tentaculaire cité du Haut-du-Lièvre qui surplombe Nancy, la métropole meurthe-et-mosellane, après dix années vécues dans un HLM. Ils ont alors retapé entièrement cette vieille bâtisse louée par la sœur de Benjamin et ont fait de l’ancienne friche accolée à la maison un potager tout en couleurs et en herbes folles.

Son contrat de directrice adjointe du pôle jeunesse d’un centre social de sa cité prenait alors fin. Jessica ne souhaitait le renouveler pour rien au monde. Elle éprouvait ce que certains sociologues nomment aujourd’hui la démission d’en bas, ce besoin vital de plaquer son métier, même quand on est travailleuse précaire et qu’on a pour unique « capital économique », comme ce fut son cas, tout juste deux ans de chômage devant soi.
Sans nommer la chose ainsi, Jessica désertait — bien avant l’appel à déserter lancé par huit jeunes diplômés d’AgroParisTech — « la conception institutionnelle du travail social ». Elle désertait « la gestion humaine catastrophique », « les objectifs chiffrés », « les départs en burn-out non remplacés », les taux d’encadrement légaux « intenables » définis par « des managers qui n’ont jamais fichu un pied sur le terrain »... « Notre rupture de vie s’est faite sans la moindre culpabilité, explique la jeune femme issue d’un milieu ouvrier. On allait accueillir des jeunes que j’aurais très bien pu accueillir au centre social, mais dans un tout autre cadre. On allait leur proposer mieux. »

« Un lieu de répit »
Ils ont proposé un lieu de vacances éducatives pour les jeunes, vivant majoritairement dans les Maisons d’enfants à caractère social (Mecs) de l’aide sociale à l’enfance (ASE). Naturellement, ils ont baptisé ce lieu, cette association et cette aventure surtout, Semeurs de répit, « parce qu’une amie éduc’ spé’ cherchait des lieux de répit et de rupture pour les jeunes qui restent toute l’année en Mecs, qui ne sortent jamais de l’institution, qui ne voient jamais ou presque leur famille ». Le duo nous fait visiter le potager, les espaces dédiés aux ruches, au poulailler. « Voilà le genre de constructions qu’on réalisait avec les jeunes qu’on accueillait », glisse Benjamin en nous invitant à le rejoindre sur un banc d’angle, construit en palettes et en planches.

« L’idée, reprend Jessica, c’était d’accueillir trois, quatre enfants ou adolescents, jamais plus, pour recréer une sorte de cellule familiale, le temps d’un week-end ou d’une semaine lors des vacances scolaires. Hormis dans un cadre bénévole, ce concept n’existe pratiquement pas en France. On a compris qu’il y avait une vraie demande. » Nous traînons le lourd et brûlant soleil de juillet au milieu d’une soixantaine de variétés de plants qui se mélangent en spirale. Un « joyeux bordel aromatique » dans lequel des dizaines de jeunes se sont testés pour la première fois aux plaisirs du land art, de la permaculture et de toutes sortes d’activités permettant de travailler la nature autant que de la contempler.

Un projet qui « cartonnait » sans être viable
Jusqu’au jour où le couple a dû leur annoncer l’arrêt définitif de l’association, à l’automne 2019. La survie de cette précaire aventure — qui n’avait volontairement fait l’objet d’aucune demande de subventions — tenait déjà à peu de choses. Voilà que la Caf du département voisin coupait l’aide au temps libre qui permettait aux Mecs de financer 120 des 300 euros du coût d’une semaine de séjour par tête de pipe.
« Tous nos séjours affichaient complet. Du début à la fin, le projet a cartonné, mais n’a jamais été viable économiquement, d’après Benjamin. On arrivait à peine à tirer un salaire pour deux. Jessica a dû toucher quatorze mois de Smic grand maximum en deux ans et demi d’activité. Et moi, j’étais bénévole à temps plein. On ne pouvait plus continuer comme ça... »

Jessica se souvient : « Pour nos petits habitués, qui venaient chaque mois, chaque été, c’était un abandon de plus dans leur vie de galères... » D’autant qu’étaient accueillis ici essentiellement des jeunes dont les troubles du comportement et les problèmes de gestion émotionnelle étaient bien trop lourds pour leur permettre de partir en colonie de vacances ou de travailler dans une ferme pédagogique. « Ces gamins pouvaient être très violents, souvent envers eux-mêmes, parce qu’ils avaient subi des sévices inimaginables, explique la travailleuse sociale. C’étaient les “incasables” de l’ASE, qui n’avaient rien d’autre pour partir en vacances. Ça fait peur de constater dans un pays comme la France que rien n’est prévu pour eux. »
Déserter de nouveau ?
Comment se relever d’une expérience si intense ? Éternel déserteur du salariat, Benjamin est encore loin de pouvoir tirer un revenu de l’ébénisterie. « C’est plus un complément... qui ne complémente pas grand-chose pour l’instant. Si Jess n’avait pas repris un CDD, je ne pourrais pas tenter à nouveau de vivre en travaillant uniquement autour de mes passions, sans avoir un couteau sous la gorge. »
Depuis deux ans, Jessica travaille désormais auprès de personnes en demande d’asile pour une association d’hébergement social, financée par le conseil départemental et l’État. Tout ce qu’elle adore... « Je suis déjà à deux doigts de tout casser. Mais avec deux marmots, un loyer à payer, j’ai pas vraiment eu d’autre choix... »
Les ex-Semeurs de répit rêvent de relancer un jour une structure pour soutenir des personnes exilées, accueillir des femmes victimes de violences conjugales, ou réparer des enfances cabossées. L’envie est là, encore floue, de déserter de nouveau ; en famille cette fois, non pour fuir le réel, mais pour le panser. Tenter de l’améliorer.
La désertion a le vent en poupe. L’appel à déserter au printemps dernier par les étudiants d’AgroParisTech a été vu plus de 12 millions de fois. Partout, des jeunes et des moins jeunes questionnent le travail. Et certains bifurquent pour inventer, ailleurs, une vie qu’ils et elles estiment plus riche.
Après notre enquête sur la grande démission, Reporterre revient, dans une série d’été, sur cette vague. Pour la questionner. Car il n’est pas si facile de tout plaquer. De changer de vie. De réinventer le travail, le quotidien. Quelques-uns y parviennent, certains galèrent, d’autres abandonnent. À travers des portraits et des entretiens, à découvrir du 16 au 19 août, nous nous demanderons : comment faire de la désertion une lame de fond, un raz-de-marée ?