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Alternatives

Pour accompagner leur désertion, le revenu de transition écologique

Difficile de déserter un travail et d’opérer une transition sans épargne. L’une des solutions : le revenu de transition écologique. Une quinzaine de personnes expérimentent cet outil innovant en France. Reste à le pérenniser. [SÉRIE 3/4]

Vous lisez la troisième partie de notre série « Désertion, et si on osait ? ». La partie 1 est ici, la 2 ici et la 4 ici.



Des millions de personnes quittent leur travail, aspirant à une vie plus riche, un boulot plus écolo. Mais déserter n’est pas chose aisée, surtout quand on n’a peu d’épargne et pas de patrimoine. Aujourd’hui, nombre de « déserteurs » comptent sur le chômage pour accompagner leur transition.

Le 14 juillet, Emmanuel Macron regrettait même à demi-mot que Pôle emploi sponsorise officieusement un paquet de bifurcations. « S’ils peuvent trouver et aller vers d’autres métiers, je l’entends très bien. Si, derrière, la réponse c’est “Je vais bénéficier de la solidarité nationale pour réfléchir à ma vie”, j’ai du mal à l’entendre. Parce que cette solidarité nationale, c’est ceux qui bossent qui la paie, et une nation c’est un tout organique. » Alors que se profile la prochaine réforme de l’assurance chômage, le gouvernement devrait peut-être s’intéresser au revenu de transition écologique (RTE), un dispositif innovant qui soutient celles et ceux qui créent une activité bonne pour eux, la société et l’environnement.

Nicolas a mûri son projet de cyclomécanicien itinérant durant dix ans. Cet amateur de deux-roues se demandait bien pourquoi « cela ne montait pas au cerveau des autres que le vélo était une solution aux embouteillages, à la pollution et, accessoirement, aux questions de santé ou de climat ». L’ancien développeur informatique a donc opéré un changement de trajectoire pensé dans les moindres détails. En 2019, il s’achète un vélo-cargo et teste son activité au sein de Tilt, une coopérative de transition écologique dans les Hauts-de-France. C’est la pierre angulaire du dispositif, car les postulants au RTE doivent en devenir sociétaires. « Ainsi, la coopérative développe un réseau d’acteurs sur les territoires qui œuvrent collectivement vers une transition écologique. »

Pour aider Nicolas, Tilt investit 2 000 euros dans des outils et lui offre une formation en marketing. Et si jamais son activité ne génère pas assez de revenus, il peut bénéficier d’un complément monétaire de 250 euros mensuels. En contrepartie, Nicolas verse un pourcentage de son chiffre d’affaires à la coopérative pour son fonctionnement. C’est ainsi que fonctionne le RTE, comme un tabouret sur trois pieds et pas simplement sur un revenu monétaire inconditionnel comme dans le cadre du revenu de base :

  • 1 : un apport monétaire en soutien direct à une activité compatible avec les limites de la biosphère ;
  • 2 : ce revenu est complété par un accompagnement sur-mesure ;
  • 3 : le bénéficiaire adhère à la coopérative.

Un maraîcher, une illustratrice, un cyclologisticien...

Après Nicolas, Florine, Lætitia ou Louise ont rejoint Tilt. À 26 ans, Louise compte déjà deux burn-outs dans sa vie professionnelle. Ingénieure en renouvelable, passionnée par la sensibilisation à l’environnement et la performance énergétique, elle veut développer dans la région la fresque du climat, qui vise à faire comprendre facilement les enjeux climatiques, et le « travail qui relie » [1]. Tilt lui a commandé l’animation d’une journée consacrée à la fresque et un atelier de travail qui relie.

Dans l’Aude, une petite dizaine de personnes testent le dispositif, via la coopérative de transition écologique en haute vallée de l’Aude (CTE-HVA, en attendant un nom plus seyant), créée en 2022 en partenariat avec la Fondation Zoein, et avec des subsides de l’Agence de la transition écologique (Ademe), de la région Occitanie et du département (35 000 euros de subventions via son plan local d’insertion). Tout en conservant leurs allocations, les bénéficiaires touchent un petit complément de revenus.

Pour certains bénéficiaires, ce dispositif leur permet de reprendre confiance en eux. Pxhere/CC0

Christophe, maraîcher au RSA, a bénéficié de 4 500 euros en salaires pour maintenir son activité, pendant six mois. Pour son projet de vélo broyeur, Mélissa bénéficie d’un RTE de 3 000 euros répartis sur six mois, d’une formation et d’une mise en réseau. Forte de tout cela, l’air de rien, elle prend confiance au-delà du simple apport monétaire. « Cet accompagnement, cette confiance qui m’est faite, m’aident à retrouver de l’estime en moi-même, confie la jeune femme. J’ai un besoin de contribuer très fort, qui me tient debout. »

Obtenir un RTE ne revient donc pas à recevoir 2 000 euros par mois par magie, le temps que son projet devienne rentable. L’outil amène un petit plus, plutôt insoupçonné : « Si je touchais le RTE plutôt que de l’argent de Pôle emploi, je ne serais pas chômeuse aux yeux de la société, estime Louise, la transitionneuse de chez Tilt. On reconnaîtrait que je m’active énergiquement en faveur de la transition de la société. » Un changement de regard essentiel, d’après Raphaël Soulier, de la CTE-HVA : « Les personnes ne sont plus seulement des bénéficiaires, mais deviennent des contributeurs territoriaux, cela change beaucoup de choses. »

Quatre territoires expérimentés

L’idée d’un revenu de transition écologique (RTE) s’inscrit dans le prolongement du travail de thèse de Sophie Swaton, philosophe et économiste suisse, sur le revenu de base inconditionnel (RBI) auquel elle a intégré l’écologie et les limites planétaires. Alors qu’elle planchait sur les enjeux de la pauvreté, Sophie Swaton a rencontré le philosophe écologiste Dominique Bourg dans les couloirs de l’université de Lausanne, où tous deux enseignent. Pendant qu’elle lui parlait fin du mois, il rétorquait fin du monde ; c’est ainsi qu’est née l’idée d’un revenu qui serait conditionné à une activité ayant du sens dans l’époque actuelle. Pour le tester sur les territoires, Sophie Swaton a monté la Fondation Zoein en Suisse, sur ses fonds personnels, qui donne le petit coup de pouce pour que les coopératives puissent fonctionner.

En France, quatre territoires expérimentent le RTE dans le Nord, le Lot-et-Garonne, les Vosges et l’Aude. « De nombreuses activités à vocation sociale ou écologique se développent aujourd’hui, dans des domaines variés (agriculture, mobilité, finance solidaire, actions sociales, créativité, etc.). Pourtant, elles sont peu valorisées et les porteurs et porteuses de projets peinent à vivre correctement de ces activités pour les développer. Le revenu de transition écologique répond à cet enjeu crucial du XXIe siècle », explique Jean-Christophe Lipovac, directeur de Zoein en France.

Le RTE n’est pas reconnu par l’État, mais les expérimentations sont tout de même financées par des subventions publiques et privées, puis grâce à la contribution des entrepreneurs salariés. En l’occurrence, Tilt a reçu de l’argent de la région Hauts-de-France, de l’Ademe, de l’intercommunalité (Métropole européenne de Lille (MEL) et la communauté urbaine de Dunkerque, en 2021). La Fondation Zoein a injecté les frais de fonctionnement des deux premières années, soit environ 30 000 euros. « Pour Tilt, actuellement en phase de lancement, on est sur le ratio suivant : 50 % de subventions publiques ; 30 % du privé, principalement de Zoein ; et à peine 20 % de contribution coopérative, complète Jean-Christophe Lipovac. L’objectif, à terme, c’est d’équilibrer les trois pôles. »

« Monter en puissance »

Quelles sont les activités aidées ? Aucune liste officielle des métiers de la transition n’existe. La « disruption » écologique — pour reprendre un terme de la macronie — n’est pas impérative, mais fortement conseillée. Chez Tilt, on trouve une illustratrice, un cyclologisticien, une céramiste ou une accompagnante à la transition intérieure… mais aussi des activités de conseil ou de traiteur-restauration. Une quinzaine de personnes expérimentent cet outil en France. Ces tests ont l’avantage de constituer des cas d’école pour essayer de convaincre les pouvoirs publics de le tester à plus grande échelle.

« L’administration est frileuse, ce n’est pas facile de négocier avec les pouvoirs publics, complète Joëlle Chalavoux, élue départementale de l’Aude, à l’origine de la CTE-HVA. Nous avons besoin d’exemples très variés, de solutions adaptées au cas de chacune et d’être très vigilants sur le terrain. » Mais le dispositif lui semble parfait pour cette époque « où ce ne sont pas les gens qui s’éloignent de l’emploi, mais l’emploi qui s’éloigne de l’aspiration des gens ».

L’idée en est donc à la recherche et action sur le terrain. Place désormais à l’État pour aider ce type de dispositif. « La philosophie du RTE est solide, reste à le cranter sur ce qui existe. Et à le faire financer à grande échelle pour monter en puissance », reconnaît Jean-Christophe Lipovac. Il ne s’agit pas de changer le système de protection sociale nationale, mais de le compléter, et « de l’articuler aux urgences écologiques », selon les termes de Swaton. Zoein demande finalement un droit à l’expérimentation, sur le même modèle que celui des territoires zéro chômeur de longue durée (TZCLD).

La prochaine réforme de l’assurance chômage sera l’occasion de mettre les projecteurs sur ce dispositif qui accompagne finalement les « bifurquants » et les démissionnaires de l’époque. « Bref, le travail de lobby doit reprendre, notamment auprès du gouvernement, du cabinet de Bruno Le Maire, jusqu’alors resté sourd », regrette Jean-Christophe Lipovac. La balle est dans leur camp.




La désertion a le vent en poupe. L’appel à déserter au printemps dernier par les étudiants d’AgroParisTech a été vu plus de 12 millions de fois. Partout, des jeunes et des moins jeunes questionnent le travail. Et certains bifurquent pour inventer, ailleurs, une vie qu’ils et elles estiment plus riche.

Après notre enquête sur la grande démission, Reporterre revient, dans une série d’été, sur cette vague. Pour la questionner. Car il n’est pas si facile de tout plaquer. De changer de vie. De réinventer le travail, le quotidien. Quelques-uns y parviennent, certains galèrent, d’autres abandonnent. À travers des portraits et des entretiens, à découvrir du 16 au 19 août, nous nous demanderons : comment faire de la désertion une lame de fond, un raz-de-marée ?

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