Fresque du climat : le jeu qui plaît au CAC 40

La Fresque plaît beaucoup aux entreprises du CAC 40 souhaitant former leurs salariés au défi climatique. - © Béatrice Ringenbach
La Fresque plaît beaucoup aux entreprises du CAC 40 souhaitant former leurs salariés au défi climatique. - © Béatrice Ringenbach
Durée de lecture : 8 minutes
Faire comprendre facilement les enjeux climatiques, voilà l’ambition de l’association la Fresque du climat. Mais étant donné les multinationales polluantes qu’elle a pour clientes, l’initiative se démarque plus par les revenus qu’elle génère que par son efficacité dans la lutte contre le changement climatique.
C’est un « jeu » de quarante-deux cartes qui parvient à vous mettre le moral à zéro en deux heures. Et pour cause, les cartes permettent de comprendre facilement les liens entre gaz à effet de serre, activités humaines, et changements climatiques, ainsi que leurs conséquences sociétales, humanitaires, environnementales et géopolitiques. Elle offre une vision « inédite » même aux plus chevronnés, informe vite et bien des personnes sans grandes connaissances scientifiques. En deux heures, les participants découvrent les cartes (agriculture, acidification des océans, hausse de la température de l’eau, vecteurs de maladie, fonte des calottes glaciaires…) et doivent les remettre dans l’ordre logique. Sans aide apparente. Ils découvrent ensemble, tâtonnent, essaient, réfléchissent…
Un de ses adeptes dit de ce jeu qu’il fait « sauter le verrou entre le nombre de connaissances à absorber et le fait d’oser les absorber ». En trois ans, la Fresque du climat est ainsi devenue l’outil pédagogique que les vieux briscards de l’écologie attendaient car elle réussit là où documentaires, livres, milliers d’articles et de reportages échouent en grande partie : faire en sorte que les gens s’approprient les enjeux et l’ampleur du bousin climatique. « Même s’il y a eu un rattrapage médiatique ces deux dernières années, le déficit de compréhension du sujet reste énorme », dit Vincent Rabaron, « fresqueur » professionnel et fondateur de l’agence de redirection écologique 21-22.
Colère et coup de massue
La claque, tout le monde y passe. Ce fut le cas de Céline, Pierre-Olivier, Bruno, Juliette… et des 10 000 bénévoles qui « fresquent » un peu partout en France. « J’étais déjà engagée dans un café associatif, confie Céline, mais je n’ai vraiment compris l’ampleur du problème qu’avec la fresque. Après ma première expérience, j’étais très en colère. On ne nous disait pas tout depuis tout ce temps ? Mais aussi dépitée : à quoi bon agir, vu l’ampleur des problèmes ? » Elle a rejoint très vite l’association, s’est formée comme animatrice et fresque « autant que possible », à la COP25 à Madrid, auprès des étudiants de grandes écoles, d’activistes, de salariés… « Fresquer » un groupe, c’est animer un atelier de trois heures : deux heures de « jeu » puis une heure de débriefing aux bons soins de l’animateur. Sa responsabilité est immense car il s’agit d’accueillir les émotions déclenchées, entre coup de massue sur le râble et envie décuplée d’agir. « La Fresque, je l’avais dans le bide », explique Céline qui, depuis cette découverte en 2018, est devenue administratrice de l’association.

C’est en testant un format de conférence pour néophytes que Cédric Ringenbach, un ingénieur qui a dirigé le Shift project de 2010 à 2016, a créé cet outil en 2015. « Je proposais une série de graphiques du Giec [Groupe d’experts international sur l’évolution du climat] à remettre dans un certain ordre logique. Cet atelier, plus participatif qu’une conférence, permettait de bien assimiler les informations. » Depuis, il se déploie de manière très rapide. De 1 000 personnes sensibilisées en 2018, elles sont désormais plus de 300 000 à avoir participé à un atelier, dont 65 000 salariés, 160 000 étudiants de grandes écoles, 1 400 élus… « Ce chiffre double tous les six mois », assure Ringenbach.
Des finances au vert pour la Fresque
L’objectif affiché est de toucher un million de personnes en quatre ans. La Fresque du climat a été traduite dans 35 langues, elle est présente dans 50 pays. Une armée de 10 000 bénévoles « fresque » un peu partout en France tandis qu’un millier d’animateurs professionnels en vivent très correctement — une animation se facture entre 1 000 et 1 500 euros). L’association a embauché seize salariés en l’espace de deux ans, en prévoit neuf de plus d’ici à juin [1]. Une rareté dans le monde associatif climatique. Le fresqueur bénévole ne prend pas d’argent, il « fresque » par activisme. Le professionnel en tire des revenus substantiels. Les salariés accompagnent la croissance de l’association, sollicitée de toutes parts : dans l’enseignement supérieur, dans les COMEX du CAC 40 et… à l’international.

Il faut dire que le chiffre d’affaires aussi frise l’exponentielle : « Il se situe dans une fourchette de 1 à 2 millions pour 2020 », dit Cédric Ringenbach. Un succès compréhensible car le fameux « verrou qui saute » plaît beaucoup aux grandes entreprises du CAC 40 souhaitant former leurs salariés au défi climatique, à raison de trois euros par participant. De son côté, chaque fresqueur professionnel reverse des droits d’utilisation de 10 % sur le chiffre d’affaires HT généré et de 20 % si l’association est apporteuse d’affaires [2]. Air France, Total, HP, Rio Tinto, L’Oréal, TF1, Suez… la liste des entreprises qui s’en revendiquent augmente chaque année. La Fresque met le public face aux vrais problèmes… et tant pis si l’on fait soi-même partie du problème… Chez EDF, la totalité des 165 000 salariés va devoir y passer.
« Nous considérons que nous faisons partie de la solution donc nous mobilisons les salariés », répète Pierre-Olivier Chacun, chef de projet de la Fresque au sein du groupe, lors de webinaires explicatifs. Il a d’abord fresqué le PDG, Jean-Bernard Lévy, en mai 2021, puis certains membres du Comité exécutif de l’entreprise. Tous ont apprécié au point de « sponsoriser » l’acculturation des 165 000 salariés du groupe, via un chèque dont le montant reste confidentiel [3] et la constitution d’une équipe de cinq personnes dédiées au déploiement dans tous les fuseaux horaires du groupe. Principal défi : trouver les bonnes façons d’animer selon le public. « Nous ne formons pas le rondier sur la centrale nucléaire de la même façon que le cadre parisien. » À ce stade, 20 000 collaborateurs ont « joué ».
« On va fatalement être confrontés à pas mal de paradoxes et de dissonances »
Parler changement climatique chez Air France, Rio Tinto, Total… des entreprises dont le modèle est précisément de balancer du gaz à effet de serre à gogo dans l’atmosphère, quel sens cela peut-il avoir ? « Ce n’est pas évident car on va fatalement être confrontés à pas mal de paradoxes et de dissonances, reconnaît Vincent Rabaron qui déploie la fresque auprès d’Air France. Mais l’intention de l’atelier est très simple : faire comprendre le sujet. Cela s’arrête là. »
Voici un cas emblématique : la société ne survit que si elle vend de plus en plus de billets d’avion. Tous les leviers de réduction de l’intensité polluante (biocarburants, efficacité des moteurs…) heurtent le cœur de l’activité qui est la croissance du trafic. « Avec beaucoup d’efforts, au mieux, vous stabiliserez l’impact, mais sans le réduire pour autant », précise M. Rabaron. Qui va proposer au groupe de réfléchir à d’autres hypothèses que la sempiternelle croissance du trafic.
Pas de quoi provoquer des vagues de démissions
La claque peut aussi faire mouche du côté des salariés. En entreprise, les salariés sont captifs, ils vont devoir réfléchir à l’avenir de leur entreprise et des impacts de leurs actes professionnels. Une collaboratrice d’Air France a ainsi plié bagage pour cause de dissonance trop élevée. Le jeu peut-il provoquer des vagues de démissions ? « Pas vraiment, estime Vincent Rabaron, s’il y a démission, le cheminement était en cours bien avant la fresque. »
« Cela amène des réflexions stratégiques assez poussées, dit Cédric Ringenbach, mais ce sont aux dirigeants de les mener. Le débriefing pose une série de questions sur le risque climatique de l’entreprise, son impact, les actions mises en place, les risques qu’il y a à transitionner. » Pour EDF, contacté par Reporterre, « déployer la Fresque du climat, c’est faire incarner la raison d’être de ce que l’on fait par les salariés qui deviennent les ambassadeurs des enjeux climatiques ». En clair, cette fresque conforte les salariés dans le choix stratégique du nucléaire en dépit de toutes ses externalités négatives.

Chez le roi du nucléaire, l’avantage, c’est que les commerciaux comprennent enfin qu’ils vendent de l’électricité décarbonée ! « On peut légitimement se demander quelle est la visée finale de former des salariés de Hewlett-Packard ou Rio Tinto », lance une fresqueuse mal à l’aise avec certains clients. Peut-être… gagner sa vie ? Fresquer en entreprise est une poule aux œufs d’or. Lola [4] ne se cache pas de vouloir devenir fresqueuse professionnelle par intérêt financier. À raison de trois, quatre ou cinq fresques mensuelles « dans des petites entreprises, auprès d’élus, dans des associations », la jeune femme pourrait facilement engranger 6 000 euros de chiffre d’affaires mensuels. « Cerise sur le gâteau, je manipule un sujet qui me tient à cœur. »