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EnquêteMonde

La guerre secrète des marchands d’amiante

Comme Reporterre le racontait hier, la production et l’utilisation de l’amiante se poursuivent à grande échelle dans le monde. Et ses promoteurs utilisent tous les moyens pour empêcher son interdiction : espionnage, infiltration, désinformation…


Bon marché, isolant, ininflammable… Autant de raisons de faire commerce de l’amiante. Qu’importe si le minerai fait 100.000 morts par an. Ou que, une fois inhalé, il provoque des cancers qui mettent 20 à 40 ans à se déclarer. Tant qu’il y aura des industries qui en vivent, il y aura des lobbies pour le défendre, et des associations de protection des victimes pour combattre ce commerce toxique. En perte de vitesse depuis des années, l’industrie de l’amiante tente tous les coups possibles pour rester à flot, quitte à franchir les lignes rouges de la légalité et de la moralité.

Chaque année, la Convention de Rotterdam sur les produits dangereux [1] réunit les émissaires des grandes et petites puissances du monde, afin de moraliser et protéger le commerce international des produits toxiques. Pas toujours avec succès d’ailleurs à en croire Alain Bobbio. Le porte-parole de l’Andeva (Association nationale de défense des victimes de l’amiante) se rappelle un épisode qu’il juge « glaçant ». En avril 2017, la 8e édition de la convention de Rotterdam a été une fois de plus le point de ralliement des multinationales venues défendre leurs parts de marché. Cette année, « l’inscription comme produit dangereux de l’amiante chrysotile, soit 90 % de la production mondiale, a été rejetée pour la sixième fois consécutive », raconte le porte-parole. Comment expliquer cet échec ? « Le forum marche à l’unanimité : il suffit qu’un pays produise cette saloperie et continue à la commercialiser, et on lui donne un droit de veto », répond-il avec un pointe d’amertume dans la voix.

En 2017, l’Inde, le Zimbabwe, le Kazakhstan et la Russie se sont opposés à l’inscription de l’amiante chrysotile au registre des produits chimiques industriels interdits ou strictement réglementés pour des raisons de santé ou d’environnement. « Ils revendiquent le droit d’exporter sans informer ! » s’exclame Alain Bobbio. Cette décision a cependant réjoui les lobbies de l’amiante. « Les peuples de nombreux pays devraient en payer un lourd prix, a déclaré Andrey Kholzakov, le président de l’International Alliance Chrysotile, au journal PS Newswire. Non seulement ils perdraient leur travail dans les mines et la manufacture de chrysotile, mais les populations à faible revenu souffriraient, car les produits issus du chrysotile répondent à leurs besoins essentiels tels que des infrastructures sûres et des maisons aux prix abordables. »

« Il n’est pas nécessaire de réfuter la science, il suffit de créer un niveau de doute » 

Outre la pression lors des réunions de la Convention de Rotterdam, une stratégie des lobbies de l’amiante consiste, selon Bryan Kohler, directeur du secteur santé d’IndustriAll, un syndicat international de travailleurs, à « créer un doute : faire croire que le chrysotile est manipulable sans danger. C’est la même tactique que l’industrie du tabac, du pétrole, du charbon, poursuit le syndicaliste, il n’est pas nécessaire de réfuter la science, il suffit de créer un niveau de doute. » C’est dans cette optique que de nombreuses conférences et rapports de recherche russes mettent en évidence les doutes sur la dangerosité de l’amiante chrysotile.

Figure historique de la lutte contre l’amiante au Canada, Kathleen Ruff connaît bien ces méthodes : « C’est la corruption de la science, affirme-t-elle à Reporterre. Ces industries réussissent en payant des scientifiques à publier des articles et des recherches qui ne sont pas objectifs. Si on fait de la corruption en niant les dangers, en niant les faits, ça met en danger la démocratie. Au Canada, ils ont pu disséminer pendant des années des études scientifiques fausses et corrompre la politique de santé du pays. »

Certains lobbies viennent même s’infiltrer plus ou moins discrètement dans certains événements organisés par les associations qui luttent contre l’industrie de l’amiante. « Il y a des groupes d’ONG qui, à chaque réunion, s’identifient comme des syndicalistes de Russie, ou d’ailleurs dans le monde, et qui viennent en fait du secteur de l’amiante, raconte Bryan Kohler. Nous ne connaissons pas ces organisations. Ce sont apparemment de fausses organisations ou si petites qu’elles n’ont aucune importance. » Mais, comme le note le syndicaliste, « elles ont des fonds pour participer à chaque réunion au sujet de l’amiante dans le monde. Il est impossible de voyager comme cela s’il n’y a pas de corruption ». Parmi ces faux nez des travailleurs, le directeur santé d’IndustriAll a repéré à plusieurs reprises les membres de l’International Trade Union Movement for Chrysotile, un lobby russe de l’industrie de l’amiante.

À d’autres occasions, cette présence s’est faite plus véhémente : « À la Convention de Rotterdam, nous avions organisé une présentation. Le lobby de l’amiante est venu à notre réunion pour essayer de la perturber, de bloquer la discussion, se rappelle Kathleen Ruff. Ils étaient dans l’assistance, et se sont levés pour nous interrompre, avant d’être expulsés de la salle. »

« Un espion engagé par l’industrie de l’amiante » 

Robert Moore, l’espion qui travaillait pour l’amiante.

Quand il est question d’argent, certains ne s’embarrassent pas de la morale. « Nous avons été victimes d’un espion engagé par l’industrie de l’amiante », se rappelle Bryan Kohler. En juin 2016, l’ONG anticorruption Global Witness a démasqué un agent infiltré de l’industrie de l’amiante. Se faisant passer pour un documentariste, Robert Moore avait intégré le mouvement mondial pour l’interdiction de l’amiante en 2012. L’homme travaillait en réalité pour la société K2 Intelligence LTD, une entreprise qui propose à ses clients des services d’investigation. D’après la Gazette de Montréal et les témoins contactés par Reporterre, le commanditaire de l’opération serait Nurlan Omarov, le consultant d’une mine d’amiante au Kazakhstan, et l’un des dix directeurs de l’Association internationale du chrysotile à Montréal.

Robert Moore a dans un premier temps approché Laurie Kazan-Allen, la coordinatrice du Secrétariat international pour l’interdiction de l’amiante (Ibas) en 2012. Se présentant comme un journaliste préparant un documentaire, il a infiltré les cercles des organisations qui luttent contre l’amiante. Il s’est également rapproché de Kathleen Ruff. « J’ai rencontré Robert Moore à une réunion d’activistes anti-amiante en Indonésie, raconte-t-elle, il avait réussi à gagner la confiance de Laurie Kazan-Allen. Elle le prenait pour un allié qui allait l’aider à bannir l’amiante. »

Un ancien mineur marche le long de la mine ouverte de Jeffrey, au Québec, aujourd’hui fermée.

Grâce à ces multiples connexions, l’espion est entré en contact avec des scientifiques, des militants et des journalistes qui travaillaient sur l’interdiction de l’amiante au Canada. « Nous avons communiqué par courriel et téléphone pendant des années. Il s’intéressait beaucoup à la Convention de Rotterdam, il était au courant de toutes nos discussions, se remémore Kathleen Ruff. Nous lui avions permis d’être un représentant local de notre association en 2015 à la Convention de Rotterdam à Genève. » Cerise sur le gâteau, certaines ONG ont payé de leur poche certains des voyages et des frais du pseudo-documentariste. C’est à l’occasion d’une de ces conférences que Robert Moore a rencontré Bryan Kohler : « J’ai parlé avec lui, j’étais persuadé que je pouvais avoir confiance en cet homme, confie le syndicaliste. C’est un procédé que je n’avais jamais rencontré dans ma carrière de syndicaliste. »

Poursuivi en justice, Robert Moore a transmis aux avocats des associations les 350.000 documents recueillis pendant ses quatre années passées en sous-marin, et une vingtaine de rapports détaillés transmis à son employeur. Parmi ceux-ci, un document stratégique nommé « Projet Spring » qui détaille le plan d’infiltration du réseau d’ONG. À ce jour, le procès du journaliste-espion est toujours en cours en Grande-Bretagne.

Pour convaincre du bien-fondé de leur lutte en faveur de l’amiante, les lobbies ont également investi Internet pour mener une campagne d’information personnalisée. Des sites web proamiante liés aux lobbies vantent les mérites du minerai à grand renfort de témoignages d’ouvriers et de mineurs. Ces derniers dénoncent le complot ourdi par les puissances européennes pour mettre en danger l’industrie du chrysotile.

Les derniers soubresauts d’un commerce international qui s’asphyxie 

« Attention, contient de l’amiante. Respirer les poussières d’amiante est dangereux pour la santé. Suivez les instructions de sécurité. »

C’est le cas de No Chrysotile Ban, un site fondé par l’International Trade Union Movement for Chrysotile. Le site se vante de dévoiler « la vérité qui dérange », avec des accents de complotisme. On peut par exemple lire dans l’à-propos : « Est-ce une coïncidence si les pays européens qui manquent de mines de chrysotile et qui fabriquent des produits de substitution sont derrière cette campagne ? » Le site s’attaque vertement à l’Organisation mondiale de la santé, dont il accuse les documentaires d’être des « films de propagande » contre l’amiante, de n’avoir « aucune crédibilité scientifique » et d’émettre « des mensonges. Des foutus mensonges » à longueur d’année.

Le site de l’Institut international du chrysotile dispose d’une présentation sérieuse. Il faut se pencher sur les détails des informations mises à disposition pour déceler des éléments troublants. La description de l’amiante chrysotile n’y met en évidence que ses aspects inoffensifs : « Dans le poumon, l’environnement acide du monocyte/macrophage fragmente rapidement la structure en feuille, et la fibre se décompose en petits morceaux. Ces morceaux peuvent alors être facilement éliminés du poumon. Si la fibre est avalée et ingérée, elle est attaquée par le milieu encore plus acide (acide chlorhydrique, pH 2) de l’estomac. » Une description qui oublie les recherches scientifiques prouvant le danger du minerai et de son inhalation.

Toutes ces stratégies ne sont que les derniers soubresauts d’un commerce international qui s’asphyxie, selon Kathleen Ruff : « [L’industrie de l’amiante] est désespérée. De plus en plus de pays bannissent l’amiante, ou arrêtent simplement de l’utiliser. [Les industriels] disent que l’amiante est encore utilisé partout dans le monde. Or, la réalité, c’est que seulement une dizaine de pays s’en servent encore. Ils emploient des moyens comme l’espionnage parce qu’ils se rendent compte qu’ils sont en train de perdre la bataille. Ils ont déjà perdu la bataille scientifique : l’amiante est rejeté par le monde de la science. Tout ce qu’ils font en ce moment, c’est exercer de la pression politique et des moyens corrompus pour essayer de continuer à vendre ce produit. »

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