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Économie

La pensée du Moyen Âge, utile pour penser le monde contemporain

L’état du monde réclame un changement profond de notre manière de le penser, dit Sylvain Piron. Dans « L’Occupation du monde », l’historien s’appuie sur les inattendus scolastiques du XIIIe siècle, dont la pensée « peut assurément valoir comme critique de l’économie politique ».

Le livre a tout pour rester en bas de la pile des ouvrages que l’on s’est promis de lire pendant les vacances. Le titre est sibyllin. La couverture — la première planche d’un atlas historique du début du XIXe siècle — se résume à une tache jaune sur fond noir qui n’évoque pas grand-chose au premier coup d’œil. Le texte est serré, dense, sans illustration. Et pourtant, l’ouvrage est un petit bijou qui, à la façon d’un pinceau de lumière, éclaire le monde contemporain sous un angle inattendu, très stimulant.

Sylvain Piron est un historien médiéviste, spécialiste de la pensée au XIIIe siècle. On lui doit en particulier d’avoir exhumé l’œuvre d’un théologien franciscain tombé dans l’oubli, Pierre de Jean Olivi, l’égal de Thomas d’Aquin, selon lui. Ce que nous dit Sylvain Piron dans L’Occupation du monde, c’est que la compréhension du monde contemporain et sa critique sont impossibles sans un détour par le Moyen Âge et les théologiens d’alors. C’est de là que tout procède. Croire, comme la plupart des économistes actuels, que la pensée économique est née avec les contemporains de Marx ou les économistes du siècle des Lumières, c’est se tromper lourdement. Il faut remonter plusieurs siècles en arrière et en revenir aux scolastiques, autrement dit, aux philosophes du Moyen Âge qui travaillaient à concilier l’héritage grec et la Bible.

Leur pensée était plus audacieuse et inventive, contingente également et moins formatée que celle des économistes actuels, qui privilégient les modèles mathématiques, soutient Piron. Ainsi, lorsqu’au XIIIe siècle les philosophes échafaudent le concept clé de « valeur », « clé de voûte de tout discours économique » (mais ignoré pendant l’Antiquité), les scolastiques précisent que la « juste » valeur d’un bien doit également intégrer les impératifs de la morale. La nuance est capitale car, dans cette optique, « le bien destiné à la vente n’est plus seulement la chose de son possesseur ; il doit être considéré comme déjà socialisé ». Pour Pierre de Jean Olivi, le juste prix ne peut donc pas être « fixé en un point ». Il n’a pas de valeur en soi.

L’économie ne doit pas tout gouverner alors qu’un « désastre écologique » menace la planète 

Cette approche équilibrée du contrat renvoie à la vision d’une société où le prix n’est pas une donnée dictée par le seul intérêt des parties. Il est inséparable d’une préoccupation de justice sociale. Il intègre la notion de bien commun et de compassion pour les faibles (d’où la réaffirmation de la prohibition de l’usure). « Tous ces traits ne sont pas des reliques d’un autre âge. Ils composent une vision plus complète de notre humanité, de la nature de nos actes sociaux et de notre responsabilité à l’égard d’autrui et des collectivités au sein desquelles nous agissons, écrit Piron. À ce titre, la pensée des scolastiques peut assurément valoir comme critique de l’économie politique. »

Là réside la grande leçon dont les économistes actuels doivent faire leur miel, ajoute l’auteur : intégrer la morale à leurs travaux, se soucier de justice autant que d’efficacité. Et faire preuve de modestie à l’image de leurs lointains prédécesseurs qui, eux, étaient conscients que les transactions commerciales mettaient en relation des individus imparfaits loin d’être des modèles de sainteté.

Mais le message de Piron va au-delà. S’appuyant sur la richesse de pensée des théologiens du Moyen Âge il invite les politiques à s’en inspirer pour ne pas faire de l’économie l’alpha et l’oméga dans la conduite des affaires. Les individus ne sont pas que des consommateurs. Et l’économie ne doit pas tout gouverner alors qu’un « désastre écologique » menace la planète. Ce désastre, s’il survenait, rappelle Piron, ne serait d’ailleurs que l’aboutissement de la vision chrétienne du monde terrestre — et donc de la nature —, perçu comme un vide sur le chemin de l’au-delà. Certes, ce vide est une création divine (Dieu y a envoyé son fils) mais vide malgré tout, abandonné à l’Homme pour le dompter, « un terrain hostile à combattre et à transformer ».

Dans l’imposante bibliographie qui conclut l’ouvrage, on croise aussi bien Marcel Gauchet que Castoriadis, le Comité invisible que Walter Benjamin ou François d’Assise. « Ce livre est un ornithorynque », écrit Piron, un animal improbable issu du croisement entre le canard et le rat d’eau, selon des légendes aborigènes. Et d’ajouter : « S’il peut avoir une valeur exemplaire, ce serait d’inviter à rompre avec le cloisonnement des champs trop disciplinés et les discours convenus qui ressassent le commentaire des mêmes œuvres. L’état du monde réclame une réforme radicale des façons de penser. Peut-être l’avenir appartient-il à l’ornithorynque ? » Celui qu’il nous propose est un spécimen exceptionnel.


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