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La professionnalisation de la politique dégrade la démocratie

Les élus sont bien souvent issus d’un « cursus » et leur carrière a tendance à s’allonger, explique l’auteur de cette tribune. Cette professionnalisation a plusieurs conséquences néfastes à la représentation démocratique.

Étienne Ollion est chargé de recherche au CNRS (Sage, université de Strasbourg). Spécialiste de sociologie de l’État, il est l’auteur (avec J. Boelaert et S. Michon) de Métier : député. Enquête sur la professionnalisation de la politique en France, Raisons d’agir éditions, 2017. Il a choisi d’écrire sa tribune sous la forme de questions-réponses.


En quoi y a-t-il davantage de « professionnalisation politique » aujourd’hui par rapport à ce qui se passait il y a deux ou trois décennies ?

Le terme regroupe des tendances qui se recoupent, mais un peu différentes. D’un côté, on a vu se développer de véritables cursus qui mènent aux carrières électives. C’est le cas des fonctions d’auxiliaire politique (collaborateur parlementaire, collaborateur d’élu local, permanent de parti, membre de cabinet ministériel), qui sont devenues de vrais marchepieds pour arriver à l’Assemblée nationale. Alors que 14 % des députés de 1978 avaient occupé une telle position, c’est le cas de 33 % de ceux élus en 2012. Le nombre a plus que doublé.

Par ailleurs — c’est l’autre sens qu’on donne à la professionnalisation ces jours-ci —, le temps passé en politique a fortement augmenté. L’enquête montre que les élus qui arrivaient pour la première fois à l’Assemblée en 1978 avaient passé 6 ans en politique, que ce soit en mandat ou salariés dans une position d’auxiliaire. En 2012, ils avaient passé en moyenne 12 ans, et le nombre de ceux qui n’avaient eu aucune expérience préalable s’est effondré. La longévité en politique avant d’accéder au Palais-Bourbon a donc fortement crû.


Qu’est-ce que cela change à la politique ?

Le développement de véritables carrières en politique fait que les députés sortants sont très attachés à leurs mandats. Pour des raisons financières, comme on le leur reproche souvent, mais probablement plus encore parce qu’ils ont énormément investi personnellement dans cette activité, parfois depuis des décennies. Ces formes d’attachement sont à l’origine de pratiques visant à se démarquer, à construire une réputation en leur nom propre. C’est parfois en construisant une expertise reconnue sur un sujet. C’est au moins aussi souvent en tentant d’exister par des coups médiatiques. L’uniformisation des parcours et la réalisation de la politique comme un métier participent aussi d’une forme de désidéologisation déjà constatée — on préfère faire des concessions plutôt que céder sa place chèrement acquise.

Examen d’un projet de loi à l’Assemblée nationale.

L’autre conséquence est très concrète. Il faut désormais bien plus de temps pour accéder à des responsabilités nationales. L’entrée en politique se fait progressivement, à travers un engagement de long terme, qui met la décision publique à distance des citoyens ordinaires. Ce filtre fait que de nombreuses personnes ne peuvent pas accéder au poste de député qui, pour important qu’il soit, n’est que le premier échelon de la politique nationale. Cette distance joue probablement un rôle « désincitatif » pour de nombreux groupes : si la politique est si loin, alors pourquoi même essayer de s’y engager ? Cela crée une exclusion de fait.


C’est là le cœur de la critique portée par plusieurs mouvements qui ont éclot ces dernières années…

En effet, la critique de la professionnalisation s’est beaucoup amplifiée. Des mouvements comme Nuit debout, qui refusait l’installation durable de porte-paroles et de délégation, en sont un bon exemple. Dans d’autres pays, ces mouvements ont eu des traductions institutionnelles. C’est le cas en Espagne, où Podemos a réussi à envoyer de nombreux députés au parlement espagnol, modifiant de facto le jeu politique. Cela dit, ils ne sont pas les seuls et la thématique du renouvellement dépasse largement ces mouvements citoyens. Il suffit de penser à la promesse faite par Donald Trump d’assécher le marais de Washington  drain the swamp »], qui était l’un de ses premiers engagements de campagne. Ou de voir à qui la promesse de « renouvellement de la vie politique » a le plus servi lors de la campagne présidentielle française. La rhétorique anti-professionnelle est désormais bien partagée.


Quelles sont les solutions possibles et que peut-on en attendre ?

De nombreuses propositions ont été faites ces dernières années, certaines sont même en passe d’être appliquées. C’est par exemple le cas de l’interdiction du cumul des mandats, qui entre en vigueur cette année. Elle empêchera de détenir un mandat national en même temps qu’un mandat exécutif local. La figure du député-maire, si classique en France, va donc disparaître. Cette mesure va clairement libérer du temps de la part des élus, mais il ne faut pas en attendre des miracles. Elle pourrait simplement accélérer le remplacement de notables locaux par leurs collaborateurs parlementaires, comme on l’a vu dans plusieurs circonscriptions. En matière de renouvellement, les visages changeraient, mais les profils assez peu.

L’hémicycle du Sénat.

D’autres mesures sont évoquées, comme l’interdiction du cumul dans le temps : après un certain nombre de mandats, on ne pourrait plus être candidat, évitant ainsi que des élus passent une vie à l’Assemblée et qu’ils finissent par s’y croire chez eux. Le tirage au sort des représentants, longtemps considéré comme impensable, a fait son grand retour lors de cette élection présidentielle. C’est une solution assez radicale qui assure qu’il n’y aura pas de professionnalisation.

Attention toutefois : ces mesures, pour intéressantes qu’elles soient, ont pour point commun de porter uniquement sur les individus. On se dit qu’en changeant les individus, on va changer les pratiques. C’est en partie vrai, et l’irruption des élus de Podemos a changé l’atmosphère et le fonctionnement du parlement espagnol. Cela risque toutefois d’être limité tant qu’on ne modifie pas l’organisation des pouvoirs.


Justement, comment faut-il analyser la présentation par le parti du président, la République en marche, d’une moitié de candidats issus de la société civile ?

Elle s’inscrit dans la lignée de la campagne, menée sur le thème du renouvellement. De fait, le mouvement a promu des personnes extérieures à la sphère politique (très souvent des cadres, cela dit).

Deux remarques cependant : d’une part, un nombre non négligeable de candidats labellisés « société civile » ont un parcours en politique. Ils ne sont pas élus, mais ils étaient dans des cabinets ministériels ou collaborateurs d’élus. Or, ces positions étaient devenues le principal vivier de recrutement des députés ces dernières années. Les labelliser comme appartenant à la « société civile », c’est du marketing politique, mais ça n’a rien à voir avec un vrai renouvellement.

Une autre remarque. En l’état actuel du régime de la Ve République, les députés ont un rôle relativement faible et sont largement soumis aux volontés du gouvernement du point de vue législatif. Il n’est pas simple pour eux d’exercer un véritable contre-pouvoir. Plus encore : en favorisant l’élection d’élus novices, le président prépare une assemblée moins expérimentée. Or, s’il est un avantage à la professionnalisation, c’est le professionnalisme, l’apprentissage de la mécanique de l’État, de l’Assemblée. Cela offre une expertise, une capacité de s’opposer. Une majorité composée d’élus novices pourrait donc être une majorité assez docile, et le renouvellement pourrait alors favoriser une conduite très présidentielle d’un régime qui l’est déjà.


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