Le camp de réfugiés de Maxmûr, laboratoire de la révolution sociale kurde

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Dans le nord de l’Irak, les réfugiés kurdes de Maxmûr font vivre depuis deux décennies les principes du « confédéralisme démocratique ». La fin de la guerre contre Daech et la recomposition géopolitique en cours complique l’avenir de ce laboratoire politique né de la répression turque des années 1990.
- Maxmûr (Kurdistan irakien), reportage
Le cercle de danseurs tournoie, tournoie, au son crachotant des haut-parleurs. « Yek, du, sê, çar ! » Un, deux, trois, quatre, suivre les pas, un pied devant, l’autre derrière, non, à côté, voilà. « Le dos droit, reste dans le cercle ! » Le danseur à ma droite me serre la main et me redresse. Mais ça tourne, ça tourne, j’ai loupé des pas, j’observe, j’apprends, un, deux, trois, quatre. Des vieux guérilleros, cheveux et moustaches blanches, uniforme kaki, font tourbillonner leur keffieh, les jeunes rivalisent de jeux de jambes, les enfants, les femmes, tout le monde est là et se tient.
19 juillet 2017. Nous sommes au cœur du campement de réfugiés politiques kurdes de Maxmûr, dans le nord de l’Irak. Les habitants fêtent l’anniversaire des cinq ans de la libération et de l’autonomie du Rojava, le Kurdistan syrien. Les slogans retentissent : « Bîjî Serok Apo », « Bîjî Rojava ! » — « Vive le président Apo », « Vive le Rojava. » Autour d’une petite fontaine aménagée, les enfants jouent à la balançoire et chahutent leurs parents.
La colline rocailleuse qui surplombe le camp, où les milices tiennent les postes de défense et où les bergers font paître leurs troupeaux, recrache le soleil qu’elle a bu le jour durant. La nuit a beau tomber, le mercure reste à 40 °C, la chaleur suffocante. Mais dans ce désert à 80 km de Mossoul, 12.000 personnes essaient de vivre par eux-mêmes depuis 20 ans. Autoorganisation en conseils locaux, éducation autonome, féminisme, développement de coopératives : ces réfugiés politiques s’organisent à distance des États nations de la région, et leur exemple inspire la révolution en cours au Rojava syrien.
« Nous voulons faire de nos différences une richesse »
Maxmûr est un nom quasiment inconnu en France et en Europe. C’est pourtant dans ce petit îlot situé aux confins du gouvernement régional du Kurdistan irakien que des milliers de réfugiés du Kurdistan turc se sont implantés en 1998, après avoir été chassés de leurs terres pendant la terrible guerre civile des années 1990 en Turquie. À cette époque, l’État turc a rasé 4.000 villages et déporté des centaines de milliers de personnes accusées de soutenir la lutte de libération nationale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), l’ennemi juré de l’État turc.
Beaucoup ont dû s’exiler dans les grandes villes de l’État turc — Istanbul, Diyarbakir, etc. Eux, venus principalement de la région de Botan, ont atterri à Maxmûr. Difficile d’imaginer aujourd’hui que cette petite ville est un camp de réfugiés politiques. Les routes bosselées sinuent entre des maisonnettes en parpaings et en tôle, où figuiers, lauriers et oliviers débordent des jardinets. Commerces, cafés et boutiques d’artisanat s’animent au crépuscule lorsque la chaleur devient soutenable. Pas de tente blanche ou de personnel humanitaire en gilet orange ; parfois, de vieilles bâches du Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU servent de clôture à quelques jardins. L’organisme international a levé le camp en août 2014 lorsque Daech a envahi la zone pendant quelques jours avant d’être repoussé par les forces d’autodéfense appuyées par des combattants du PKK.
Mais, ici, le rôle de l’ONU a toujours été secondaire. Depuis le début, les 12.000 habitants, appuyés par des militants du PKK, s’organisent selon les principes du « confédéralisme démocratique », nouveau paradigme de démocratie radicale du parti kurde depuis les années 2000. Maxmûr a été l’un des premiers lieux où ce projet politique et social s’est appliqué, un véritable creuset.
« Il y a ici des gens venus de 140 villages, de plusieurs régions, qui cohabitent et vivent sans État depuis plus de 20 ans. Nous voulons faire de nos différences une richesse », explique Medya [*], membre d’un des cinq comités de quartier de Maxmûr. Chaque semaine, dans une petite pièce matelassée et décorée de portraits de « martyrs », la « commune de quartier » se réunit pour discuter, faire le rapport des activités et prendre des décisions. Les seize membres présents — dix femmes et six hommes, entre 35 et 70 ans — se sont serrés pour nous faire de la place. Chose rare partout ailleurs dans le monde : les femmes mènent la réunion. Plus rare encore, les hommes demandent à parler avant d’intervenir.
« Notre but n’est pas une écologie réformiste mais de déconstruire notre rapport prédateur à la nature »
Les nouvelles du quartier, les relations de voisinage, les éventuels problèmes sont passés en revue. « Nous sommes allés rendre visite à des familles de martyrs », dit l’une. « Nous avons fait une conciliation entre familles pour qu’elles prennent leurs responsabilités face à une inondation », explique l’autre. Un homme prend note méthodiquement les débats pour produire un rapport qui sera transmis à l’Assemblée populaire du camp. Personne ne se coupe, tout le monde s’écoute. L’ambiance est studieuse et concentrée.

Un débat s’engage sur l’amende que la municipalité du camp a infligée à une personne ayant construit un mur sans autorisation. « La mairie aurait mieux fait d’interdire la construction du mur plutôt que donner une amende », juge l’une des femmes. Une autre propose de « rediscuter du sujet lors de la prochaine Assemblée populaire et de réfléchir à une alternative à l’amende ».
La démocratie directe est une pratique quotidienne toujours renouvelée. Ces réunions sont le poumon d’un système d’auto-organisation raffiné mis en place par les Kurdes à Maxmûr, au Rojava et dans toute l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) : un fin maillage d’espaces de discussions et de contre-pouvoir intégrés à la vie sociale. Pour Medya, « faire partie des communes n’est pas une obligation, mais notre façon de vivre pour régler nos problèmes ensemble ».
En dessous des réunions hebdomadaires des cinq « communes de quartier », dans chaque rue, des communes de base regroupent de 15 à 50 familles, qui se réunissent une fois tous les quinze jours et désignent des porte-paroles pour les représenter au niveau du quartier. Au sommet, l’Assemblée populaire de 91 personnes réunit les porte-paroles de communes de rue, de quartiers, des commissions thématiques, des associations et de la municipalité. Sa composition change tous les deux ans lors d’une conférence qui élit les nouveaux membres.
Les comités thématiques travaillent dans huit domaines : culture et arts, autodéfense, politique, justice, économie, éducation, relations extérieures, et un comité d’organisation. Par exemple, les comités de justice tentent de résoudre les conflits par des médiations, et transmettent les problèmes les plus graves à l’Assemblée populaire et au tribunal du camp, si besoin. Leurs membres sont désignés par les communes. Mais cela ne s’arrête pas là : à tous les échelons, les femmes et les jeunes disposent de leurs propres structures autonomes et d’un droit de véto sur des décisions qui les affecteraient.

Des membres de l’Assemblée des jeunes nous accueillent dans la Maison de la jeunesse — « Komalen Ciwan » — où flottent quelques drapeaux élimés de l’organisation des jeunes et du KCK, ainsi que l’inévitable portrait d’Abdullah Öcalan, le fondateur du PKK. Les murs sont décorés par des graffitis de groupes de soutien internationaux. « La jeunesse est la dynamique motrice de la société. Pour nous, ce n’est pas un âge biologique mais une force qui remet en cause les systèmes oppressifs partout, que ce soit l’État ou la famille », explique Marzum, l’un des porte-paroles. L’assemblée des jeunes se réunit en parallèle de l’Assemblée populaire et peut y proposer des projets, y influer sur les décisions… L’écologie est l’un de leurs chevaux de bataille. « Notre but n’est pas une écologie réformiste mais de déconstruire notre rapport prédateur à la nature. » Ils préparent notamment une charte pour le camp, installent des conteneurs dans les rues pour le tri des déchets, organisent des formations et incitent les gens à planter des arbres.
« Nous luttons contre 5.000 ans de pouvoir du patriarcat de l’État »
La place des femmes est l’un des points centraux du système du confédéralisme démocratique. Depuis quelques années, les images des jeunes « amazones » kurdes combattant contre Daech ont fait le tour de l’Occident — H&M s’en est même inspiré pour créer un modèle de vêtement… Mais la réalité est plus profonde qu’une icône médiatique.
Dilar [*] et Fidan [*] , la quarantaine, sont porte-paroles de l’Assemblée des femmes, qui compte 81 membres et se réunit toutes les deux semaines. « Nous l’avons créée en 2003, avec une académie de formation, et un système de coprésidence paritaire dans chaque institution. » Sur l’un des murs de la Maison des femmes de Maxmûr, où elles nous accueillent, trône un tableau représentant une amazone à cheval terrassant un djihadiste.

Dans l’Assemblée des femmes, des comités non mixtes tentent de résoudre les conflits domestiques par la conciliation. Si besoin, elles aident les femmes à se séparer ou à divorcer. « Les hommes violents sont interdits de mariage pendant deux ans. Car ici, il n’y a pas de prison ni de code pénal écrit. » Dans l’espace domestique, les rôles ne sont pas forcément remis en cause. Les femmes participent aux communes et aux forces d’autodéfense, mais préparent en général aussi les repas et restent à domicile pour l’éducation des enfants pendant que les maris vont travailler à l’extérieur. Au-delà de la lutte contre Daech, le changement des mentalités patriarcales prend du temps.
« Les esprits changent petit à petit, des couples d’enseignants ou des binômes hommes-femmes coordonnent maintenant leur travail », explique Fidan. « Il faut aussi prendre en compte le contexte du Moyen-Orient », ajoute-t-elle. En Irak, les femmes sont encore victimes de 4.000 crimes d’honneur par an. « Nous luttons contre 5.000 ans de pouvoir du patriarcat de l’État. Il faut beaucoup de travail pour se faire respecter au même niveau que les hommes. […] Nous ne voulons pas nous séparer d’eux, mais construire une vie libre en commun. »
Il faut creuser en profondeur pour remonter aux sources de la lutte des femmes contre le patriarcat. L’une d’elles a jailli il y a plus de 25 ans au sommet des maquis montagneux de la guérilla du PKK, dans la région du Qandil, à la frontière irako-iranienne. Dans les années 1990, les femmes du parti décident de fonder leur armée, leurs académies, et leurs espaces de vie en non-mixité. Le torrent sortira de la montagne pour inspirer la société civile, à commencer par le camp de Maxmûr.
« Les femmes du PKK m’ont éduquée. J’ai grandi avec elles. » Shima a 22 ans, dont 11 passés dans la guérilla. Comme certaines jeunes filles du Kurdistan, elle y a trouvé un refuge — peut-être pour échapper à un mariage forcé ou à des violences familiales, elle ne le dira pas. Nous la rencontrons, avec deux autres combattantes, dans une maisonnette en lisière du campement où les forces d’autodéfense sont postées en permanence en cas d’attaque. Son sourire est désarmant, l’énergie et l’autorité qui émanent d’elles, impressionnantes. « Lorsque j’ai eu 18 ans, j’ai décidé de rester dans la lutte et d’y consacrer ma vie. »
« Nous avons décidé que nous ne vivrions pas sous la domination des autres et nous avons fait fleurir ce désert
Celles et ceux qui combattent au sein du PKK font le choix de lui dédier toute leur existence — pas de liens avec la famille ni de propriété personnelle, abstinence sexuelle. Shima parle de ce choix avec une sincérité qui semble laisser peu de place aux doutes. « Il ne s’agit pas de prendre les armes mais de faire une révolution sur soi-même pour instaurer un nouveau modèle social. On ne cherche pas à tracer une ligne droite mais construire des esprits ouverts. » En ce moment, elle est à Maxmûr pour épauler les habitants du camp dans la défense. Bientôt, peut-être, elle sera affectée ailleurs, au Rojava, dans les montagnes, sur une autre ligne de front…
La subtilité du système d’organisation que nous observons à Maxmûr ne peut se comprendre sans cette réalité implacable : un faire-peuple(s) forgé dans des décennies de guerre, d’exil et de répression.
« Tout ce que vous voyez ici, arbres, plantes, maisons, écoles, fruits, légumes, routes sont le fruit de notre acharnement à vivre libre. » Rotinda [*] a environ 70 ans, elle est membre de l’Assemblée populaire du camp. « Lorsque l’État turc a rasé nos villages, nous avons fui par milliers. Maxmûr est le neuvième camp où nous nous sommes installés en 1997. » Zaxô, Etrush, Ninova… les noms des campements précédents sont autant de chapitres d’une répression continue depuis plus de 30 ans qui cible toutes celles et ceux qui sont suspectés d’être des soutiens du PKK depuis que la guerre civile en Turquie a commencé en 1984.
« Nous étions persécutés [par l’État turc et le Parti démocratique du Kurdistan (PDK), nos enfants étaient arrêtés, les autorités nous coupaient l’eau, nous empêchaient de nous ravitailler, tuaient nos bêtes et nos bergers… Le GRK [Gouvernement régional du Kurdistan irakien] voulait nous remettre à l’État turc, ils nous ont envoyés dans ce désert pour nous faire plier. Des comités internationaux sont venus déclarer que c’était impossible de vivre ici. »

La vieille dame, droite, marque une pause. Durant l’exil vers Maxmûr, des dizaines de personnes sont mortes de faim, de chaleur, de fatigue, ou ont été assassinées par l’État turc ou le PDK irakien (le Parti démocrate du Kurdistan est allié à la Turquie et opposé au PKK), sous le regard passif de l’ONU. « Nous avons décidé que nous ne vivrions pas sous la domination des autres et nous avons fait fleurir ce désert. Nous avions une volonté sans borne parce que nous avions perdu nos enfants tombés martyrs pour pouvoir vivre libres. » Depuis le déclenchement de la lutte armée et la sale guerre de l’État turc et de ses alliés, depuis les années 1980, des milliers de personnes sont mortes dans les combats, dans l’exil. Il y a à Maxmûr près de 700 familles de martyrs.
« Ils ont donné leur vie pour que nous puissions vivre libres, rien n’est plus courageux »
La Maison des martyrs, créée en 1995, est un lieu important de la vie du camp. Sous un grand préau, la cour peut accueillir cérémonies, enterrements, assemblées, formations. À l’ombre du petit jardin et de la fontaine, des familles se rendent visite et s’entraident. « Tous les jours, deux familles viennent ici pour tenir une permanence et monter la garde. Nous rendons visite aux familles tous les deux mois. Quand un martyr tombe, les commémorations durent trois jours », explique Amer [*], l’un des coprésidents de l’Assemblée des familles de martyrs, aux traits fatigués et émaciés.

Le vieil homme nous invite à entrer dans le lieu de recueillement. Aux murs, près de 700 portraits nous regardent, l’air calme. Des visages d’hommes et de femmes, de garçons et de filles. Tombés en Turquie, au Rojava syrien, en Iran, ou en Irak. Au fond de la pièce, deux jeunes enfants pointent du doigt quelques portraits — peut-être cherchent-ils un membre de leur famille ? « Lui », « elle », « lui », « elle », pendant de longues minutes le vieil homme désigne les habitants du camp et les quelque 70 combattants du PKK qui sont morts pour le défendre lors de l’attaque de Daech en août 2014. « Ils ont donné leur vie pour que nous puissions vivre libres, rien n’est plus courageux. Après la défense du camp, le PKK a commencé à reprendre les positions de Daech jusqu’à la victoire récente en Syrie. » Dans ce mausolée lumineux courent des fils invisibles, un entrelacs de fidélités qui tissent une solide éthique communautaire.
La guerre, sous ses multiples facettes, vient jusqu’aux portes du campement. Car Maxmûr est un confetti de résistance, isolé au sein du Gouvernement régional du Kurdistan irakien (GRK), un territoire hostile. Cette région dispose d’une autonomie de fait en Irak depuis l’intervention étatsunienne de 2003. Mais si au Rojava et à Maxmûr l’autonomie rime avec anticapitalisme, féminisme et autogestion, au GRK elle se conjugue avec clientélisme, népotisme et corruption. Deux partis nationalistes kurdes historiques dominés par des familles puissantes s’en partagent l’administration et les ressources pétrolières : le PDK (créé en 1946), et l’UPK (créée en 1975). Le PDK est maintenant allié à l’État turc et est en guerre depuis les années 1990 contre la « mouvance PKK ». Comme au Rojava, il soumet le campement à un filtrage sévère.
« Parfois, ils nous laissent sortir, parfois pas, sans aucune raison. Comme pour les marchandises », explique Marzum, de l’Assemblée des jeunes. « À l’université, pour accéder à des logements, on doit remplir des formulaires où l’on doit dire qu’on n’appartient à aucune organisation. On nous demande de renier notre statut politique pour pouvoir travailler. » Toute l’autonomie qui se construit dans le camp est précaire et menacée. La plupart des hommes sont en effet obligés de travailler en dehors, le plus souvent dans la construction, et doivent se soumettre à des contrôles incessants.
Car, même si c’est l’objectif, Maxmûr ne fonctionne pas en autarcie. L’élevage, les jardins vivriers et une douzaine de serres agricoles fournissent une partie des denrées alimentaires (concombre, tomates, poivrons). Mais les conditions de l’agriculture et de l’élevage de subsistance sont très difficiles : il n’y a quasiment aucune terre arable disponible et la culture des serres est très complexe.
Inciter au développement d’une « économie communale »
Maxmûr reste dépendante des marchés extérieurs pour une grande partie de son approvisionnement. Les petits commerces font vivre une partie des familles, et les militants des commissions tentent d’encourager les groupes d’achat. Un projet de coopérative de consommation a été lancé il y a un an et demi, pour réduire les coûts et permettre aux familles les plus pauvres d’acquérir des parts et toucher des bénéfices. Pour limiter la concentration, il n’est pas possible de posséder plus de cinq parts (à 100 dollars) par famille. Comme au Rojava, le but est d’inciter au développement d’une « économie communale » sans remettre en cause la propriété privée. Il existe donc des maisonnées plus ou moins aisées — des familles nombreuses jusqu’aux mères isolées et seules — mais l’entraide semble de mise.

L’accès aux services de base est également compliqué. « On n’a l’eau courante que depuis 2015. Avant, il fallait la stocker dans des gros réservoirs tous les trois jours et le GRK nous rationnait », explique Berman, une des comaires de la municipalité de Maxmûr, qui s’occupe de la gestion des infrastructures et des schémas d’aménagement. « L’autre gros problème c’est l’électricité. » Il y a deux sources : des générateurs à pétrole, et l’électricité, qui vient du réseau de la ville voisine du camp (elle s’appelle Maxmûr également) contrôlée jusqu’en septembre 2017 par le GRK. Mais, dans les rues, les poteaux électriques dimensionnés pour cinq familles en alimentent plutôt cent cinquante.

Infirmière de profession, Berman travaille en parallèle d’un comaire homme, enseignant en géographie. Elle a été élue deux fois depuis que ce système paritaire a été mis en place en 2003. Les comaires touchent une moitié de salaire, et le reste du travail se fait sur la base du volontariat. Le conseil municipal, de 11 membres, se réunit chaque matin. L’équipe des bénévoles municipaux compte 35 membres et planifie les actions tous les jeudis.
« Depuis l’attaque de Daech en 2014, c’est très difficile de vivre ici. Le GRK a retiré ses forces de protection, diminué son versement d’argent, et l’ONU est parti. Mais, tant que notre peuple et notre leader ne sont pas libres, nous resterons ici. Nous avons beaucoup de projets, et encore de la place pour nous étendre. » En près de 20 ans, le camp a vu sa population tripler, passant de 4.000 à plus de 12.000 personnes, dont une grande majorité d’enfants et de jeunes. La relève est assurée.
La sale guerre de l’État turc et des partis rivaux du PKK s’intensifie
L’éducation, quatrième pilier du confédéralisme démocratique (après les assemblées, l’autodéfense et l’économie coopérative), est la priorité de ces réfugiés. Cemil était adolescent lorsqu’il a fui la Turquie. Aujourd’hui, il est enseignant à Maxmûr. « L’éducation est beaucoup plus importante que la nourriture. Avant même de construire nos maisons, nous avons formé nos écoles. » Il y a 5.000 jeunes et 13 lieux d’enseignement : 5 écoles maternelles, 4 écoles primaires, 2 collèges et un lycée. Les réfugiés ont tout mis sur pied eux-mêmes, avec quelques aides de l’ONU. « Pour la première fois dans l’histoire du peuple kurde, nous avons créé nos propres manuels dans notre langue maternelle, le kurmancî, interdite partout. »

Les manuels d’enseignement en kurde de Maxmûr fournissent maintenant la base pour les centaines de milliers d’élèves au Rojava depuis 2012. « Si une société veut continuer à vivre, elle doit s’éduquer par elle-même. Le GRK et l’Irak veulent nous imposer leurs manuels, leurs mentalités. Dans leurs livres, les hommes et les femmes ne sont pas égaux, ni les peuples. » Pour l’heure, même si les conditions sont difficiles, et les classes surchargées, des milliers d’enfants et de jeunes grandissent dans ce grand village autogéré. Et celles et ceux que nous avons rencontrés sont bien décidés à y rester tout en aidant à propager ce modèle politique.
Mais l’expérience de Maxmûr vit sous une menace grandissante. Après la défaite de Daech sur le terrain en Syrie et en Irak, le Moyen-Orient est en pleine reconfiguration géopolitique. Le gouvernement et les partis du Kurdistan irakien, minés par la corruption et les rivalités, sont plus instables que jamais. Après avoir poussé un pseudo référendum d’indépendance le 25 septembre 2017, le président du Kurdistan irakien, Massoud Barzani, lâché de tous, a dû démissionner. L’armée irakienne a récupéré une partie des « territoires disputés » avec le GRK — dont la zone comprenant Maxmûr —, ses aéroports, quelques frontières, et exige maintenant tous ses revenus pétroliers.
Mi-décembre, des grandes vagues de manifestations ont secoué treize villes pendant une semaine, six personnes ont été tuées par la police, des dizaines ont été arrêtées. Pour le sociologue Adel Bakawan, « les conditions pour une guerre civile sont réunies ».
Le 6 décembre, le camp de Maxmûr a été bombardé par un avion suspecté d’être de l’armée turque. Cinq membres des forces d’autodéfense ont été tués. C’est la première fois que cela arrive dans l’histoire du camp, malgré la protection internationale théorique de l’ONU. Ni l’Irak ni l’organisation internationale n’ont réagi.

Maxmûr tient bon, mais, loin de disparaître avec Daech, la sale guerre de l’État turc et des partis rivaux du PKK s’intensifie. « Vous devez raconter chez vous ce que vous avez vu ici, les conditions dans lesquelles on vit, et le projet qu’on cherche à mettre en place. » Amer, le vieil homme fatigué de l’Assemblée des martyrs répète cette phrase. L’avenir de Maxmûr, comme celui du Rojava et du reste des Kurdistan, dépendra du soutien international conscient de la société civile. « N’oubliez pas : vous êtes notre peuple en Europe. »