Le prix « Nobel » d’économie : un néo-libéral zélateur du marché des droits à polluer

Durée de lecture : 5 minutes
Économie PollutionsLe lauréat du « Nobel » de l’économie est un ardent théoricien des marchés du carbone pour faire face au changement climatique. Seul problème : ce marché a échoué en Europe, là où il est appliqué à grande échelle.
- Toulouse, correspondant
Mardi 13 octobre, le prix « Nobel » d’économie - en réalité, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel - a été décerné à l’économiste français Jean Tirole.
Médaille d’or du CNRS en 2007, prix Claude Lévi-Strauss en 2010, …, toutes les médailles qu’un économiste peut avoir, il les a. Le Fonds monétaire international le considère comme l’un des « vingt chercheurs qui façonnent la manière dont nous pensons l’économie mondiale ». Jean Tirole est quelqu’un d’unique et d’admirable. Et voilà qu’il se voit décerner le prix de la Banque de Suède. Bien que discret dans les médias, l’homme est très présent dans les sphères institutionnelles, membre du Conseil Economique et Social et surtout président de la Toulouse School of Economics, modèle d’université d’excellence à l’américaine : embauches internationales, salaires au mérite, publications dans les plus grandes revues d’économie, mais aussi doctrine néo-libérale très orthodoxe et très favorable à la finance.
A peine apprenait-il la nouvelle que le Toulousain appelait à « réformer profondément le marché de l’emploi, qu’il juge assez catastrophique ». Mais c’est un autre aspect de son CV qui attire notre attention. Car dès les années 1990, le chercheur s’est illustré comme précurseur en matière d’économie de l’environnement. Il a ainsi rédigé, avec son mentor Jean-Jacques Laffont, les premiers articles proposant la création de droits à polluer et une réponse à la crise écologique par la finance et le marché. Une institution devenue réalité avec la mise en place du marché européen des droits à polluer, dit UTS. En 2009, il rédige également un rapport Politique climatique : une nouvelle architecture internationale, dans lequel il préconise la création d’un marché mondial des droits d’émission de gaz à effet de serre.
François Salanié, directeur de recherche à l’INRA, directeur du Laboratoire d’Economie des Ressources Naturelles (LERNA) et membre de la Toulouse School of Economics, explicite cette vision qu’il connaît bien : « Les politiques climatiques doivent être des politiques économiques comme les autres, efficace et aboutissant à leurs objectifs au moindre coût ».
- Ecouter ici François Salanié :

On appelle cela "internaliser les externalités". En clair, il s’agit de donner une valeur économique à tous les évènements indirects induits par une activité économique. Ainsi, la pollution générée par une plateforme pétrolière dans l’océan pourrait être compensée financièrement à partir de la valeur de l’écosystème pollué. Si l’idée parait simple et de bon sens, elle cache des effets redoutables : « Sans autorité fixant les normes à respecter, les taxations ne peuvent qu’échouer ou engendrer une nouvelle bulle spéculative », avertit Jean-Marie Harribey, membre du Conseil scientifique d’Attac et des Economistes Atterrés.
Pour lui, ces politiques ont échoué, comme le montre l’exemple des permis d’émission de CO2 sur le marché européen, depuis 2005. « Devant le nombre de droits à polluer distribués, le prix de la tonne de CO2 est tombé à moins de 5 euros, alors qu’il faudrait qu’il soit au minimum cinq ou six fois supérieur. Au final, depuis 1990, les émissions mondiales ont augmenté de 50% alors qu’elles devaient être réduites de plus de 5% ! ».
- Ecouter Jean-Marie Harribey ici :

Pire, en parallèle est née une « finance carbone » où l’on spécule désormais sur les droits à polluer et sur les contrats d’assurances en vue des catastrophes naturelles potentielles dues aux changements climatiques.
Interrogé sur ces dérives, François Salanié, de la TSE, répond : « S’il y a de tels problèmes, c’est que le marché a mal été conçu. L’important c’est de toujours laisser le choix aux acteurs. Ceux qui voudront continuer à polluer paieront le prix, ceux qui trouveront ce prix trop élevé pollueront moins, c’est ce que nous appelons l’efficacité économique. »
Jean-Marie Harribey rétorque : « En somme, on veut nous faire croire que si le marché échoue, c’est qu’il n’a pas été poussé jusqu’au bout. C’est le même refrain absurde depuis trente ans, une vision globale qui a pris les rênes du pouvoir pour réduire tous les modes de régulation collectif au profit des marchés. On observe la même logique en matière d’emploi, de services publics, de droit du travail »
Dérèglementation à tous les étages et neuro-économie

- Un étudiant porte un tee-shirt à l’effigie de M. Tirole -
Et justement, la récompense aujourd’hui attribuée à Jean Tirole concerne son « analyse de la puissance du marché et de la régulation ». Jean Tirole est à la pointe dans toutes les politiques de déréglementations du marché du travail, propose la création d’un contrat unique, supprimant de facto le CDI, de l’abandon pur et simple de pans industriels au nom de l’efficacité économique.
Pour un autre économiste toulousain, Gabriel Colletis, il s’agit là d’une conception française de l’économie, qui remonte à la naissance du libéralisme : « L’Ecole libérale française, par rapport à celles anglaise et allemande et donc avant l’avènement de l’américaine, est une école ultra dont la figure de proue est Jean-Baptiste Say dont la maxime bien connue est « ’laisser faire, laisser aller’ ».
Mais le plus dangereux, pour Geneviève Azam, maitre de conférence en Economie et également membre d’Attac, est l’orientation de Jean Tirole vers la neuro-économie. « L’objectif de ce courant est de faire fusionner toutes les sciences cognitives avec l’économie ». Une orientation que détaille Jean-Marie Harribey : « Devant leur échec monumental, une partie des économistes néo-libéraux tente d’incorporer dans leur doctrine les sciences cognitives pour faire de l’économie comportementale. » Cette fois, « il s‘agit d’appliquer le modèle de la rationalité économique à l’intégralité des choix qu’un humain fait dans sa vie et de ne prendre en compte que la dimension économique ».