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ReportageClimat

Le projet pétrolier de Total en Afrique de l’Est au tribunal

Le 28 octobre, un procès à la cour d’appel de Versailles a opposé Total à six ONG, qui accusent la multinationale de ne pas respecter son devoir de vigilance dans le cadre d’un immense projet pétrolier en Ouganda et en Tanzanie. L’enjeu : déterminer si l’affaire relève, ou non, du tribunal de commerce alors que les associations dénoncent l’étendue des violations des droits humains et des atteintes à l’environnement.

  • Versailles (Yvelines), reportage

« Une multinationale qui, pour ces projets, déplacerait des milliers de personnes… Tout cela est une légende ! » lance maître Ophélia Claude, avocate de Total, aux sept juges qui lui font face. De l’autre côté de la barre, et dans le public réuni à la cour d’appel de Versailles, certains haussent les sourcils. Ce 28 octobre, la multinationale française fait face à six associations [1] : elle est attaquée en justice pour non-respect de son devoir de vigilance en Ouganda et en Tanzanie. Dans ces deux pays d’Afrique de l’Est, l’entreprise est cheffe de file des projets Tilenga et Eacop. Deux faces d’un même ensemble d’exploitation pétrolière, né à la suite de la découverte, en 2006, de gisements sous le lac Albert, sur la frontière de l’Ouganda et de la République démocratique du Congo.

Le projet Tilenga, ce sont 400 puits forés dans le nord-ouest de l’Ouganda, reliés par un réseau d’oléoducs, pour un objectif de 200.000 barils par jour. Le projet Eacop (East African Crude Oil Pipeline) est un pipeline de 1.445 kilomètres de long, traversant l’Ouganda et la Tanzanie pour rejoindre l’océan Indien. Si sa construction aboutit, il s’agira, selon le rapport de l’Oxfam et de la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) paru en septembre 2020, du plus long oléoduc chauffé au monde.

Total mène la danse aux côtés de la compagnie chinoise China National Offshore Oil Corporation (Cnooc) ; mais la multinationale française est devenue, au printemps 2020, actionnaire majoritaire à 66 % des deux projets, après avoir racheté les parts cédés par l’entreprise britannique Tullow Oil.

Sur la rive ougandaise du lac Albert.

Face aux implications sociales et environnementales de ces projets, les organisations françaises et ougandaises ont intenté une procédure judiciaire pour non-respect de la loi sur le devoir de vigilance. Une première en France. Votée le 27 mars 2017, cette loi permet d’engager la responsabilité de la société mère vis-à-vis des pratiques de ses filiales et sous-traitants. Elle exige des multinationales qu’elles élaborent un plan de vigilance et mettent en œuvre des mesures de réduction des risques. Or, pour Juliette Renaud, responsable de la campagne Régulation des multinationales pour Les Amis de la Terre, le plan présenté par Total est pour l’heure « manifestement insuffisant par rapport aux exigences de la loi. Surtout, les maigres mesures ne sont toujours pas mises en œuvre, en particulier la première d’entre elles : la compensation juste et préalable des personnes expropriées de leurs terres ». Selon le dernier rapport d’enquête « Un cauchemar nommé Total » des Amis de la Terre et de Survie, paru le 20 octobre, pas moins de 100.000 personnes subissent les conséquences de Tilenga et d’Eacop, et devront céder totalement ou partiellement leurs terres.

« Nos enfants ne peuvent aller à l’école depuis deux ans » 

Le procès en première instance s’était tenu le 12 décembre 2019 au TGI de Nanterre (Hauts-de-Seine). Mais, dans sa décision du 30 janvier 2020, ce dernier s’est déclaré incompétent, et a renvoyé l’affaire au tribunal de commerce. Pour les associations, remettre le dossier entre les mains de juges issus du monde de l’entreprise et élus par leurs pairs laisserait de côté la question des droits humains et des atteintes environnementales. Après un report, le procès en appel de cette décision s’est donc tenu hier.

Déterminer si l’affaire relève d’un tribunal civil ou commercial est un enjeu majeur. La loi sur le devoir de vigilance ne désigne pas, dans le texte, de juridiction précise : si la décision du TGI de Nanterre est validée, cela pourrait faire jurisprudence. « Cette ordonnance est dangereuse. Elle affirme qu’en tout état de cause, la loi sur le devoir de vigilance relève du tribunal de commerce », résume maître Louis Cofflard, avocat des associations.

Les responsables associatifs devant la cour d’appel de Versailles, mercredi 28 octobre.

L’ordonnance du TGI de Nanterre, tout comme les avocats de Total, considèrent le plan de vigilance comme une simple question de gestion interne à l’entreprise. Une manière de se défausser des implications sociales et environnementales ? « Sur le fond du dossier, Total n’a pas à rougir de ce qui se passe en Ouganda », soutient maître Antonin Lévy, avocat de la multinationale.

Pourtant, à des milliers de kilomètres de la salle d’audience, en Ouganda et en Tanzanie, les atteintes à l’environnement et les violations des droits humains s’aggravent. La première bataille reste la compensation financière des expropriations. Cinq « RAP » (plans de relocalisations) encadrent l’indemnisation des personnes déplacées par le projet Tilenga. Les 4.473 personnes concernées par le RAP 1 ont été indemnisées, à l’exception de neuf. « Elles ont réussi à refuser, depuis 2017, de signer les accords d’expulsion malgré les pressions et intimidations constantes », souligne Thomas Bart, porte-parole de Survie. Ces dernières doivent désormais se défendre devant le tribunal de Masindi, en Ouganda.

S’agissant des RAP 2 à 5, les ONG assurent qu’aucune des 35.327 personnes concernées n’a été indemnisée. « On parle d’un an, voire plus de deux ans d’attente pour ces personnes », souligne Juliette Renaud. Selon les témoignages recueillis (plus de 1.200 pour le rapport de l’Oxfam et la FIDH), nombre d’entre elles se sont déjà vues empêcher de cultiver leurs terres. Total nie en bloc : « Aucune personne n’a eu à quitter sa terre avant de recevoir une compensation appropriée. »

Les retards pris par Total, depuis la date limite d’indemnisation fixée à mai 2017, ont des conséquences en cascade. « Nous n’avons pas eu assez de nourriture », confie Jelousy Mugisha, un pasteur ougandais venu en France lors de la première audience pour témoigner. « Cela continue d’affecter ma famille. Nos enfants ne peuvent pas aller à l’école depuis deux ans à cause de ce délai. »

Les avocats de Total.

La multinationale a également demandé aux agriculteurs de passer à des cultures saisonnières plutôt que pérennes — le maïs et le riz au lieu du manioc, par exemple. Les avocats de Total ne démentent pas, mais assurent qu’il s’agit de simples conseils, là où les associations parlent de directives imposées. Selon ces dernières, ces pratiques ne font qu’accroître la « situation d’insécurité alimentaire » engendrée par les expropriations.

« Ils m’ont mis dans une prison, pendant neuf heures. Les officiers m’ont dit que j’agissais contre mon gouvernement »

Certains groupes y sont particulièrement vulnérables. En premier lieu, les femmes : « Elles pâtissent d’un système de discrimination ancré », relèvent l’Oxfam et la FIDH, rappelant que « les terres sont généralement détenues par les hommes ». Ensuite, il existe un « manque de reconnaissance de l’existence de groupes autochtones affectés par le projet », note Moses [*], responsable d’une association ougandaise engagée dans la bataille judiciaire. « Par exemple, les Bagungu [2] ne sont pas considérés comme tels, ce qui entraîne un défaut d’accès aux droits auxquels ils peuvent prétendre. »

Les dommages environnementaux à venir sont également préoccupants. Parmi les 34 plateformes pétrolières du projet Tilenga, « un tiers est situé à l’intérieur même du Parc national Murchison Falls », rappellent l’Oxfam et la FIDH. Près de 2.000 trajets quotidiens de véhicules sont prévus sur les futures routes qui traverseront le parc national. Enfin, un système de pompage de l’eau du lac Albert en menace l’écosystème, constituant « environ 30 % des pêcheries en Ouganda ». S’agissant de l’oléoduc, il traversera le lac Albert, « le lac Tanganyika et 35 autres cours d’eau » en Tanzanie, mais aussi le bassin du lac Victoria, « deuxième plus grand lac d’eau douce au monde, dont des millions de personnes de cette région dépendent ».

Les avocats des associations.

Depuis que l’affaire a été portée devant les tribunaux français, plusieurs témoins et responsables associatifs ougandais affirment subir des menaces. Moses n’a cessé de changer de lieu d’hébergement, déménageant d’une ville à l’autre depuis début 2020. Ces dernières semaines, « des personnes inconnues se sont rendues dans mon village pour me chercher, en pleine nuit, assure-t-il. Je les suspecte de vouloir me kidnapper, ou m’arrêter sur la base de fausses preuves ; ou quoi que ce soit d’autre pour m’intimider et me faire cesser mes investigations ». Le responsable associatif dit aussi avoir reçu « des intimidations par téléphone de la part d’inconnus, qui me disaient que j’abusais la communauté en l’opposant à Total ».

« Il y a tout le temps des pressions, mais chaque fois qu’il y a des périodes d’audience, comme aujourd’hui, cela empire », confirme Thomas Bart. Jelousy Mugisha et Fred Mwesigwa, les deux témoins venus au premier procès en France, assurent en être victimes depuis leur retour en Ouganda. Jelousy Mugisha se rappelle de son arrestation dès l’arrivée à l’aéroport d’Entebbe : « Ils m’ont mis dans une prison, pendant neuf heures. Les officiers m’ont dit que j’agissais contre mon gouvernement. Mais je ne suis pas un politicien : j’essaie de me battre pour mes droits ! » Ces derniers mois, les deux hommes avaient pu regagner leurs foyers. Mais récemment, ils ont dû « ressortir de la zone pétrolière pour se cacher. Ces dernières semaines, des voitures qu’ils ont identifiées comme appartenant à Total se garaient devant chez eux », indique Thomas Bart. Depuis ces exfiltrations, la mère de Fred Mwesigwa a reçu « plusieurs visites », lors desquelles il lui aurait été demandé : « Il est où, Fred ? »

De son côté, Total « récuse à nouveau les accusations d’atteintes aux droits humains et réaffirme qu’il ne tolère ni ne contribue à aucune agression, menace physique ou juridique, contre ceux qui exercent leur droit à la liberté d’expression (…), y compris lorsqu’ils agissent en tant que défenseurs des droits humains ». Le 20 avril 2020, quatre rapporteurs spéciaux des Nations unies ont interpellé les autorités françaises et ougandaises ainsi que Patrick Pouyanné, PDG de Total, sur ce dossier. Préoccupés par les « actes de harcèlement et d’intimidation » envers les témoins ougandais, ils notent : « Nous craignons que le harcèlement dont ils font l’objet n’empêche d’autres personnes ougandaises touchées par le projet pétrolier de Total Uganda d’exercer leurs droits à la liberté d’opinion et d’expression. »

La décision de la cour d’appel de Versailles sera rendue le 10 décembre 2020. En sortant de la salle d’audience, Juliette Renaud s’est exclamée : « Ce sera la journée internationale des droits humains ! » Côté ougandais, Moses l’assure : « Je continuerai à travailler sur ces enjeux, jusqu’à ce que Total corrige le tir, et mette en œuvre des mesures significatives. J’espère que, cette fois, la cour se prononcera compétente sur ce dossier, et tranchera sur le fond de l’affaire. »

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