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14 décembre 2020 / Émilie Massemin (Reporterre)Énergie décabornée, peu émettrice de CO2, non intermittente… Bref, le nucléaire serait « notre avenir environnemental, écologique », comme le rabâche Emmanuel Macron. Reporterre vous propose une analyse point par point, experts à l’appui, des louanges présidentielles envers cette filière.
« Moi, j’ai besoin du nucléaire ! » Vendredi 4 décembre, interrogé par le média en ligne Brut, puis mardi 8 décembre à l’usine Framatome du Creusot, Emmanuel Macron a multiplié les déclarations d’amour à la filière nucléaire française. À grand renfort de contre-vérités. Reporterre analyse ses propos, point par point.
« Même si le nucléaire émet moins de gaz à effet de serre qu’une centrale à charbon ou à gaz, elle en produit quand même », rappelait à Reporterre en janvier 2020 Marie Frachisse, coordinatrice des questions juridiques à l’association Réseau sortir du nucléaire. Ainsi, le Giec (groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) évalue les émissions de CO2 du nucléaire à 12 grammes par kilowattheure (g/kWh), contre 41 g/kWh pour le photovoltaïque, plus de 490 pour le gaz et 820 pour le charbon.
« Effectivement, un réacteur nucléaire émet moins qu’une centrale à charbon. Mais, si l’on prend l’ensemble de la chaîne de production de l’énergie nucléaire de l’extraction minière à la gestion des déchets, ce bilan est beaucoup plus lourd », rappelle la juriste. Et la filière compte son lot de mauvais élèves : l’usine Orano Malvési de traitement de l’uranium et ses émissions de protoxyde d’azote, un gaz à effet de serre 265 fois plus réchauffant que le CO2, le site de transformation et d’enrichissement de l’uranium d’Orano Tricastin et ses 2.928 tonnes équivalent CO2 émises chaque année (plus 1.558 tonnes équivalent CO2 d’émissions indirectes), l’usine de retraitement du combustible usé de La Hague et ses 80.551 tonnes de CO2 émises en 2007... Ainsi, le total des émissions de gaz à effet de serre d’Orano s’établissait à plus de 260.000 tonnes équivalent CO2 en 2018.
Déjà, qu’est-ce qu’une énergie intermittente ? Il s’agit typiquement de l’énergie éolienne ou solaire qui nécessite d’être stockée pour gérer les pics de consommation. « Pour l’année 2018, nous avons calculé que le nombre de jours où des réacteurs français étaient à l’arrêt s’établissait à 5.000 jours. Nous avons aussi réalisé qu’EDF qualifiait un arrêt de programmé même si la date de reconnexion au réseau du réacteur était corrigée vingt fois », explique à Reporterre Mycle Schneider, coordinateur du rapport annuel World Nuclear Industry Status Report (WNISR). Pour l’année 2019, son équipe et lui se sont aperçus que la durée de ces arrêts programmés était en moyenne 44 % plus longue que prévu. « Il y a ainsi eu 1.700 jours d’arrêt imprévus. En d’autres termes, quand EDF arrête un réacteur, il ne sait pas quand il le rallumera. On dit que le solaire est intermittent car il n’y a pas de soleil la nuit. Mais on sait que le soleil se lève chaque matin ! Avec le nucléaire, on n’a aucune certitude. En réalité, l’intermittence des gigawatts du nucléaire est devenue totalement incalculable. »
Trop lent pour lutter efficacement contre le changement climatique : « D’après le Giec, lancer un réacteur prend en moyenne de dix à dix-neuf ans, contre trois à quatre ans pour une installation éolienne ou solaire, rapporte Nicolas Nace, chargé de campagne Transition énergétique à Greenpeace. Or, le programme de l’ONU pour le développement indique qu’il faut baisser nos émissions de 7 % par an d’ici 2030, tous secteurs confondus. Un pays qui se lancerait aujourd’hui dans le nucléaire se mettrait automatiquement hors des clous. »
« Ce qu’il faut examiner, c’est la combinaison entre les gains d’émissions de gaz à effet de serre et les délais, enchérit Mycle Schneider. Un euro ne peut être dépensé qu’une fois, et il doit servir à réduire les émissions le plus rapidement possible. Qu’importe la réduction des émissions de gaz à effet de serre, si elle n’a lieu que dans vingt, trente ou cinquante ans – comme c’est envisagé pour les projets de fusion nucléaire. Les chiffres sont éloquents : la Chine a installé dans les six premiers mois de l’année 2020 – malgré le COVID-19 – plus de 11 gigawatts de capacité solaire, plus que ce que la France a installé en nucléaire en quarante ans. La construction du parc éolien offshore Hornsea One dans les eaux du Royaume-Uni — beaucoup plus compliquée que l’installation à-terre — a mis treize mois. En comparaison, la durée moyenne de construction des 63 réacteurs nucléaires bâtis dans le monde dans la dernière décennie s’établit à dix ans, comptés à partir du cimentage des fondations du bâtiment réacteur. » Les délais sont encore plus longs pour le nouveau réacteur français : après une interminable accumulation de déboires, l’EPR de Flamanville ne devrait entrer en service que fin 2023, soit seize ans après le début des travaux.
Le coût de l’EPR devrait s’établir à 12,4 milliards d’euros, selon la dernière estimation d’EDF, soit 3,3 fois plus que prévu. En conséquence, d’après une estimation de la Cour des comptes, le coût de production du mégawattheure à Flamanville 3 pourrait être compris entre 110 et 120 euros, et serait ainsi plus élevé que celui des réacteurs existants ou même que celui d’énergies renouvelables – coût de stockage compris. L’exemple n’est pas isolé. L’équipe du WNISR s’est intéressée au cas de la centrale nucléaire de Barakah, aux Émirats arabes unis.
Alors que la banque Lazard donnait une fourchette de 77 à 114 dollars américains par mégawattheure (US$/MWh) pour les projets nucléaires nationaux et internationaux lors du lancement du chantier en 2012, cette estimation avait atteint 129 à 192 US$/MWh en 2019, année de la mise en service de la première tranche de Bakarah. En parallèle, dans les contrats commerciaux, donc marge incluse, l’électricité solaire photovoltaïque était négociée à 59,8 US$/MWh en 2014 et redescendait à 13,5 US$/MWh en 2020, dans un contrat proposé par les fournisseurs… Jinko et EDF. « L’écart entre les énergies renouvelables et le nucléaire ne cesse de se creuser au détriment de celui-ci », observe Mycle Schneider.
« Dans ce rapport, le nucléaire est l’énergie qui recueille le plus de commentaires négatifs », observe Charlotte Mijeon, du réseau Sortir du nucléaire. En particulier, le Giec considère les nuisances environnementales liées à cette industrie – production de milliers de tonnes de déchets radioactifs chaque année, pollution des mines d’uranium, risque persistant d’accident de type Tchernobyl ou Fukushima – comme des effets négatifs au regard des « objectifs de développement durable » (ODD), comme on peut le lire p. 461 du rapport.
En décembre 2019, le Conseil européen a fait figurer dans ses conclusions, à propos du changement climatique, la mention de l’usage du nucléaire dans les solutions à envisager. En revanche, le nucléaire a été exclu de deux instruments majeurs du Green Deal : le fonds InvestEU (qui permet, entre autres, à des investissements privés d’être garantis par la Banque européenne d’investissement (BEI)) et le fonds de Transition juste, qui comprend des financements pour aider les régions les plus en difficulté à sortir des énergies polluantes.
Enfin, le bras de fer se poursuit pour savoir si le nucléaire serait intégré ou non dans la « taxonomie verte » – outil de classification environnementale pour flécher les investissements vers des énergies considérées comme durables, et ainsi contrer les tentatives d’écoblanchiment du secteur énergétique. « Emmanuel Macron est gonflé d’évoquer la Commission européenne car la France est justement un des acteurs qui presse le plus pour que le nucléaire soit reconnu comme une énergie verte, faisant pour cela alliance avec la Pologne et la République tchèque, commente Charlotte Mijeon. Pour l’instant, la question des déchets radioactifs bloque car elle ne permet pas au nucléaire de répondre au principe d’innocuité inscrit dans cette classification. »
« Il exagère, réagit Nicolas Nace. L’Allemagne a bien ouvert une centrale à charbon depuis sa décision de sortir du nucléaire, mais pour des raisons économiques – ce projet était déjà engagé et l’annuler aurait coûté trop cher. » « En France, on a ce fantasme que la sortie du nucléaire signifie le retour au charbon, dit Charlotte Mijeon. Mais le pic d’émissions constaté en 2013 en Allemagne n’était pas lié à cette décision, mais à un prix du carbone particulièrement bas qui rendait le lignite plus intéressant financièrement que le gaz. En réalité, le recours aux énergies fossiles n’a pas augmenté en Allemagne avec la décision de fermer le parc ; il a au contraire décru, et ce sont les énergies renouvelables ont pris le relais. »
Mycle Schneider indique de son côté que jusqu’en 2019, la production d’électricité à partir de fossiles a baissé de 93,6 térawattheures par rapport à 2010, tandis que dans le même temps, la production d’électricité nucléaire baissait de 65 térawattheures.
Résultat, l’Allemagne atteindra à coup sûr son objectif de réduire de 40 % ses émissions de gaz à effet de serre en 2020 par rapport à 1990. « Quand Emmanuel Macron dit que l’Allemagne rouvre des centrales à charbon depuis qu’elle a décidé de sortir du nucléaire, il ment. Et il ment devant plus de la moitié des jeunes de ce pays. C’est gravissime ! » tacle l’expert.
De toute manière, la situation du nucléaire à l’échelle mondiale ne donne pas raison au président français. Le nombre de réacteurs en service dans le monde a chuté de neuf au cours de l’année écoulée pour s’établir à 408 à la mi-2020, soit en dessous du niveau atteint en 1988, et à trente unités du pic historique de 438 en 2002, d’après le World Nuclear Industry Status Report. En 2019, la construction nucléaire était en déclin pour la cinquième année consécutive, avec 46 chantiers en cours à mi-2019, contre 68 en 2013 et 234 en 1979.
Cette même année, pour la première fois de l’histoire, les énergies renouvelables non hydrauliques comme le solaire, l’éolien et la biomasse ont produit plus d’électricité que les centrales nucléaires.
Le nucléaire, solution miracle pour lutter contre le changement climatique ? Encore faudrait-il qu’il puisse y résister. Avec le réchauffement des températures, l’élévation du niveau des mers et les événements climatiques extrêmes, la filière est déjà mise à rude épreuve.
« Sur les 56 réacteurs en service en France, 38 sont situés au bord de rivières ou de fleuves », rappelle Nicolas Nace. Dans les conditions normales d’exploitation, les installations y puisent l’eau nécessaire pour refroidir les réacteurs. Sauf que… « Chaque été et jusqu’à l’automne, il peut y avoir des problèmes d’étiage, ce qui interdit à la centrale de puiser dans ces cours d’eau et peut la contraindre à baisser sa puissance voire à stopper son activité. » En août dernier, la centrale nucléaire de Chooz (Ardennes) a ainsi été mise à l’arrêt pour préserver la Meuse. La température de l’eau que les centrales rejettent dans les cours d’eau est également réglementée pour ne pas perturber la biodiversité. « Parfois, les préfets autorisent le dépassement de la température limite. Aujourd’hui, cela ne pose pas forcément de problème ; mais quand, à l’avenir, il faudra choisir entre des coupures d’électricité et des rejets d’eau chaude dans les rivières, on peut se demander quelle sera la décision du gouvernement », redoute Nicolas Nace.
Se pose aussi la question des conflits d’usage et du coût que fait peser sur la collectivité cette soif inextinguible des centrales. « Une usine de dessalement d’eau de mer a dû être construite à côté de l’EPR de Flamanville en prévision de ses besoins en eau », rappelle Mycle Schneider.
Dans un long thread publié sur Twitter, l’ingénieur spécialiste des risques climatiques Thibault Laconde pose même la question : où trouver suffisamment d’eau pour implanter les six nouveaux EPR envisagés par le gouvernement ?
Les centrales situées en bord de mer ne sont pas épargnées par le risque climatique. « Si l’on se réfère à la carte de Climate Central des territoires dont le niveau devrait être plus bas que celui des crues en 2050, Gravelines et le Blayais sont concernés », indique Charlotte Mijeon. Les vagues de chaleur font également peser un risque sur les installations. « Certains équipements, comme les diesels de secours, ont besoin que la température ne monte pas trop haut pour bien fonctionner, poursuit-elle. L’IRSN [Institution de radioprotection et de sûreté nucléaire] s’en est même inquiété et a dit à EDF que ses calculs sur la tenue des réacteurs aux grandes chaleurs n’étaient pas convaincants. »
En travaillant sur leur rapport 2020, Mycle Schneider et son équipe ont été frappés par les conséquences de la crise du Covid-19 sur le parc nucléaire français. « Les conditions d’exploitation n’étaient pas normales, avec deux tiers de salariés d’EDF en télétravail et quasiment aucune inspection sur site de l’Autorité de sûreté nucléaire pendant deux mois dénonce le consultant. On a eu de la chance – même s’il y a quand même eu des accidents et incidents dont une explosion d’hydrogène à la centrale de Belleville. Et le problème est loin d’être réglé. Il faudra deux ans voire plus pour rattraper le retard des travaux. Cette phase restera particulièrement problématique et hors normes. Quand on parle de résilience du nucléaire, c’est une fumisterie. »
« Le changement climatique peut provoquer de graves déstabilisations de notre société, politiques, sociales et en matière de sécurité, redoute Charlotte Mijeon. Or, le nucléaire a besoin d’une société stable, d’un système économique stable, d’infrastructures et d’investissements constants dans la recherche. Si l’on va vers des déstabilisations, il faut tabler sur les énergies les plus résilientes possible. »
Source : Émilie Massemin (Reporterre)
Photos :
. chapô : Emmanuel Macron en visite au réacteur nucléaire du Creusot, dans le centre de la France, le 8 décembre 2020. © Laurent Cipriani / POOL / AFP
. Centrale nucléaire de Cruas-Meysse (Ardèche), en 2013. ioshimuro/Flickr
. « Nucléaire non merci » : rassemblement, en 2008, à Paris, à l’occasion du 22e anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl. Philippe Leoryer/Flickr
. Centrale de Fessenheim. © Christoph de Barry/Reporterre
. Centrale nucléaire de Chooz. Wikipedia
. Graphique sur la centrale nucléaire de Barakah, aux Émirats arabes unis. World Nuclear Report
. Graphique sur l’Allemagne. World Nuclear Report