Tribune — Grands projets inutiles
Les mots et techniques de communication du pouvoir pour imposer les projets inutiles

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Grands projets inutiles Sivens« Aménager mais protéger et recréer. » Les mots des partisans du barrage de Sivens sont révélateurs d’une stratégie de communication visant à faire accepter la destruction de la biodiversité. Et relèvent d’une longue histoire des techniques d’acceptation sociale des projets d’aménagement imposés par des intérêts capitalistes. Décryptage.
- POUR PREPARER LA RENCONTRE DE REPORTERRE LUNDI 1 DECEMBRE : Projets inutiles : la victoire est possible !
Pour justifier son projet de barrage, le conseil général du Tarn s’est offert divers « publi-communiqués » en pleine page de La Dépêche du Midi. L’un deux, le 1e octobre, portait un titre révélant les enjeux actuels de la lutte de Sivens : « Aménager mais protéger et recréer ».
Stratégie des mots
La conjonction de coordination « mais » signifie qu’il y a contradiction entre « aménager » et « protéger et recréer ». Les communicants semblent ainsi valider l’argument fondamental des opposants aux « grands projets » d’aménagement du territoire : ils sont trop destructeurs – si destructeurs qu’il faut carrément « recréer » les espaces dévastés, soit réaménager des zones humides ailleurs !
Le communiqué poursuit sans rire : « 19,5 ha de zones humides sont préservées pour compenser les 13 ha de zones humides impactées par la retenue. La compensation environnementale est de 150 % ». Que les citoyens soient rassurés : plus on saccage, plus on préserve.
On aurait tort de ne voir dans cette formule qu’un aveu involontaire. Les communicants l’ont sciemment choisie afin de rendre le scandale tolérable en le banalisant. Derrière ce message, il y a une logique implicite qu’il s’agit de faire accepter : si aménager = détruire, alors il faut compenser. Mais cette « logique » de marchandage compensatoire ne vaut que pour ceux qui acceptent l’équivalence de départ, au lieu d’estimer qu’il faut la combattre.
Le territoire géré pour le capital
Surtout, ce qui est censé « compenser » le scandale va en fait dans le même sens. Car la destruction comme la préservation des territoires par l’Etat, ces deux moments de leur aménagement, se font au détriment de leur usage commun par les populations locales qui s’en servent encore de garde-manger et de pharmacie. C’est notamment ainsi que les voient les vieilles paysannes et les jeunes « zadistes » qui n’ont pas intégralement délégué leur (sur)vie aux industries agro-alimentaires et pharmaceutiques.

- Au Testet, octobre 2014 -
Ce que désigne l’aménagement du territoire apparaît ici clairement. Dans la plupart des cultures, les terroirs et les paysages étaient le produit de celles et ceux qui y vivaient ; tout cela est désormais « géré » d’en haut et de loin, par l’Etat central dépositaire de « l’intérêt général », lequel se mesure à la croissance du PIB, saupoudrée de « mesures écologiques ».
Le territoire est ainsi soustrait aux gens qui y vivent et mis au service de l’accroissement du capital. Ce qui implique de faire la guerre aux usages vernaculaires et, si nécessaire, de déménager sans ménagement les populations locales.
Construire l’acceptation sociale
Toutes ces expropriations se sont faites sans trop d’opposition dans l’après-guerre, tant qu’il y eut un large consensus des communistes et des gaullistes en faveur du Progrès. Les choses se sont ensuite gâtées, notamment avec le « grand projet » de nucléarisation de l’Hexagone qui aboutit en 1977 au même crime que celui du 26 octobre 2014 : Vital Michalon est tué par une grenade offensive.
Dans les années 1980, l’Etat crie alors à l’aide : comment donner un vernis démocratique aux projets mûrement imposés par les élites ? Et les sociologues de proposer un nouvel outil, la « démocratie technique » : au-delà de la propagande, il s’agit d’aménager la contestation, de l’intégrer au processus de décision pour mieux la gérer, la cantonner à un rôle de contre-expertise technique et anéantir en elle toute opposition politique.
Il faut organiser des « forums hybrides » (Michel Callon) associant les représentants de l’Etat aux délégués des associations et autres organisations paragouvernementales, afin que la « société civile » puisse discuter et par là même valider démocratiquement les décisions prises par la technocratie.
Il faut « cartographier les controverses » (Bruno Latour) et, si besoin, créer de toutes pièces des associations afin que, lors de ces débats, il y ait des acteurs de la « société civile » favorables aux projets des élites. Chacun verra alors qu’« en bas », il y a des « pour » et des « contre », que les choses sont « complexes » et qu’il vaut mieux laisser l’Etat savant s’en charger. Et c’est ainsi qu’un polytechnicien a fondé l’Association des écologistes pour le nucléaire (AEPN).
Intégrées dans les processus de « concertation », il est clair que toutes ces associations, sincères ou factices, sont désormais utilisées comme organes de gestion de la contestation. Certains mouvements d’opposition ont donc refusé de participer à ces parodies de démocratie.

- Manifestation contre la centrale de Creys-Malville, années 1970 -
Éviter le piège de la « démocratie participative »
Ainsi, Pièces et Main d’œuvre (PMO) a invité au boycott de la concertation lancée par la Commission Nationale du Débat Public (« CNPD, participer, c’est accepter ») à propos des nanotechnologies en 2010. Les premières mises en scène de débat public furent perturbées avec tant d’ardeur que les autorités préférèrent annuler les suivantes, pour éviter de nouveaux camouflets. Il en est allé de même pour le projet d’enfouissement des déchets nucléaires CIGEO.
Le mouvement d’opposition au barrage de Sivens va-t-il tomber dans le panneau de la « démocratie participative » ? Le scénario est pourtant ficelé d’avance par la spécialiste socialiste, Ségolène Royal : il va y avoir une « concertation » avec « toutes les composantes » du mouvement, sauf celles qui « refusent le dialogue » et seront qualifiées de « minorité hostile à la démocratie ».
Il en résultera qu’il faut quand même faire le barrage, en « plus petit ». Mais il en ira de ce redimensionnement comme des autres « compromis concertés ». Les faibles doses de radioactivité n’en sont pas moins mortelles pour le genre humain. En ce qui concerne les abeilles, les infimes traces de pesticides sont même plus dangereuses que les intoxications massives. Petit ou grand, le barrage aura détruit une vallée et tué un homme.
Le seul « grand projet » de la société oligarchique
Ce qui est mis en cause dans la forêt de Sivens, ce n’est pas seulement un barrage « surdimensionné », c’est toute une société, celle qui engendre la série de scandales liés à ce barrage et tant d’autres bien pires – une société oligarchique qui n’a qu’un seul « grand projet » en tête, décliné de mille façons : la croissance du capital par l’exploitation sans frein des êtres humains et des territoires.
Au lieu de tomber dans le piège d’une « démocratie participative » dont le seul rôle est de compenser cette domination politique, ne faut-il pas plutôt approfondir l’organisation horizontale et la démocratie directe qui animent depuis le début le mouvement d’occupation, organisé en assemblées et en commissions ?
N’est-ce pas cela que les autorités veulent actuellement réprimer par tous les moyens : la renaissance de la passion pour la liberté qui, de l’Antiquité au printemps arabe en passant par les révolutions françaises, a toujours menacé le joug des oligarchies établies ?
Le Groupe Marcuse (Mouvement Autonome de Réflexion Critique à l’Usage des Survivants de l’Économie) est l’auteur de De la misère humaine en milieu publicitaire, La Découverte 2004/2010, et La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer, La Lenteur, 2013.