Libre ! Je ne barboterai plus dans mon bocal numérique

- © Red !/Reporterre
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« Je me sens enfin libre ! Mes cinq sens se réveillent. » Le jeune auteur de cette tribune respire, enfin. Depuis le premier confinement, il barbotait nerveusement dans un bocal numérique.
Baptiste Napoli, jeune révolté épris de liberté, est étudiant en sociologie de l’environnement.
Je tourne, je tourne sans fin. Tous les jours, je me retrouve à faire les mêmes gestes, les mêmes trajets. Je tourne en rond en oubliant ce que j’ai fait la veille puisque chaque jour se ressemble — je reste en veille. Avant que l’on me harponne, au printemps 2020, de larges horizons s’ouvraient à moi. J’avais des rêves plein la tête. Ils ont voulu recréer mon environnement naturel avec l’imagerie artificielle. Mais tout paraît faux, et mes rêves tombent à l’eau les uns après les autres.
Je suis seul. Où sont passées mes ami
es, ma famille ? Avec qui vais-je pouvoir rire, jouer, me balader ? Je ne suis pas fait pour vivre dans une bulle, cela me rend triste de ne plus pouvoir faire toutes ces choses avec les autres. Je ne vois plus le monde comme avant. La vitre de mon bocal m’empêche de ressentir réellement les événements. Mes sens sont atrophiés, mes émotions et mon empathie anesthésiées. Ce léger voile de verre me coupe du reste du monde, tranche les liens.Je n’ai plus rien à faire. Mon existence se résume à dormir, manger et rester là, les yeux collés sur la vitre du bocal. Je me sens impuissant, incapable de pouvoir changer quelque chose. Loin des autres, loin du monde. Suis-je condamné à vivre longtemps comme cela ?
Je deviens nerveux. Dans mon bocal, je suis épié H24. Quand est-ce que j’ai faim, quand est-ce que je dors. Mes gestes, mes impulsions sont sans cesse observés. J’ai beau essayer d’être discret, rien n’y fait : il y a toujours des traces quelque part de ce que je suis en train de faire. Pire, j’ai l’impression qu’on expérimente des choses sur mon esprit. Histoire de voir comment je réagis à tel ou tel stimulus, pour prévoir mes comportements, même les plus intimes. Et il me semble que je n’ai plus le choix de faire mes propres choix. On décide à ma place, même si je reste, en apparence, responsable de mes gestes.
« Vivent les fleurs, les gens, la rue »
J’aimerais que l’on me fiche la paix. Mais non, dans un bocal, on n’a plus de vie privée. Même si je me plains, je reconnais que la vie dans un bocal m’offre un certain confort. Je me sens en sécurité : on me livre la nourriture sans que j’aie à fournir d’effort, et on m’apporte beaucoup de divertissement. Je pourrai me résigner et rester là, tranquille. Mais à d’autres moments, je me rends bien compte qu’en restant là, je risque de passer à côté de ma vie. Mon espèce et moi-même ne sommes pas adaptés à cet espace. Comment faire pour rejoindre l’océan de vie ? Il faut absolument que j’en sorte.
J’arrive parfois à hisser la tête hors de l’eau mais je replonge vite, comme si j’étais aimanté. Pourtant ces quelques instants à l’air libre me font un bien royal ! Je ne comprends pas pourquoi je suis obligé de retourner dans mon bocal. Un jour, enfin, je donne l’impulsion nécessaire et, avec toute ma volonté, je réussis à sortir définitivement la tête hors de ce bocal numérique [1] qui me retenait depuis le premier confinement.
Pfffiou. Quel soulagement… Je me sens enfin libre ! Libre de ressentir pleinement les choses. Mes cinq sens se réveillent. Vivent les fleurs, les gens, la rue. Je suis si heureux que j’ai l’impression que le monde a été créé pour moi. Bien sûr, autour, le monde est moins tranquille que dans mon bocal, mais il a tellement plus de goût. J’y retourne de temps en temps, dans mon bocal. Mais je me demande : pourquoi ai-je donné tant de temps à ce petit tas de métal ? Cette pensée m’obsède. Vous avez une idée, vous ?