Menace nucléaire : « Le risque d’escalade est sérieux »

Des services spécialisés travaillent sur le site d'une attaque multiple de missiles S-300 par les troupes russes sur Zaporijjia, dans le sud-est de l'Ukraine, le 6 octobre 2022. - © AFP / Dmytro Smoliyenko / NurPhotoNurPhoto via AFP
Des services spécialisés travaillent sur le site d'une attaque multiple de missiles S-300 par les troupes russes sur Zaporijjia, dans le sud-est de l'Ukraine, le 6 octobre 2022. - © AFP / Dmytro Smoliyenko / NurPhotoNurPhoto via AFP
Durée de lecture : 6 minutes
Alors que Joe Biden parle d’un risque « d’apocalypse nucléaire » avec l’invasion russe en Ukraine, cette guerre est le bon moment, selon le spécialiste Patrice Bouveret, pour réclamer le désarmement des États.
Patrice Bouveret est le directeur de l’Observatoire des armements, centre d’expertise indépendant et membre de l’Ican, la campagne internationale pour l’abolition des armes nucléaires (prix Nobel de la paix 2017). L’Observatoire a publié plusieurs études sur les conséquences des essais nucléaires.
Reporterre — Le président russe, Vladimir Poutine, a réaffirmé que son pays disposait de « moyens de destruction divers » et qu’il n’hésiterait pas à les utiliser si « l’intégrité territoriale » du pays était menacée. Le président étasunien, Joe Biden, parle d’un risque « d’apocalypse nucléaire » et compare la situation actuelle à la crise des missiles de 1962. Pour quelle raison ?
Patrice Bouveret — En 1962, en pleine Guerre froide, et à la suite de la tentative américaine d’invasion de l’île, les Soviétiques ont voulu installer des missiles nucléaires à Cuba, pour les mettre au plus près des États-Unis, et pouvoir éventuellement s’en servir contre eux. La tension est montée entre l’URSS et les États-Unis, avec des risques de dérapage de tirs nucléaires.
En comparant la situation actuelle avec ce moment-là, Joe Biden donne un signal à Vladimir Poutine : si la Russie décidait d’utiliser une arme nucléaire tactique [1], les États-Unis riposteraient de manière immédiate et équivalente.
La comparaison avec la crise de 1962 est pertinente pour créer une pression, dans le but qu’une négociation soit menée avec Vladimir Poutine. La crise de Cuba ne s’est pas terminée en guerre car il y a eu des négociations entre les Américains et les Soviétiques. Cela a abouti au retrait des armes nucléaires soviétiques à Cuba, et au démantèlement d’armes nucléaires américaines en Turquie et en Italie. Joe Biden fait donc ce parallèle pour dire à Vladimir Poutine : « Il serait peut-être temps qu’on négocie, et que vous vous retiriez de l’Ukraine. »
Estimez-vous que le risque d’escalade est sérieux ?
Oui, dans la mesure où Vladimir Poutine n’arrive pas à obtenir ce pour quoi il a lancé cette guerre [les forces armées russes subissent actuellement une série de revers en Ukraine]. S’il se retrouve acculé, il peut vouloir essayer de frapper un coup de manière plus forte, en utilisant une arme de destruction massive. Pour le moment, ses déclarations montrent surtout qu’il est prêt à utiliser des armes nucléaires, et qu’il ne veut pas se retirer de cette guerre.
Vladimir Poutine instrumentalise donc les risques que représente l’utilisation d’armes nucléaires pour faire pression sur les Occidentaux qui soutiennent l’Ukraine, pour qu’ils limitent leur intervention et n’aillent pas « trop loin » dans l’aide qu’ils apportent à l’Ukraine. Il crée de la division au sein des opinions publiques en jouant sur la peur.
La question du risque du nucléaire militaire a-t-elle été mise de côté ces dernières années ?
Non, le risque d’une catastrophe nucléaire n’a pas été évacué. C’est bien pour cela que toute une campagne a été menée pour obtenir à l’ONU l’adoption du traité sur l’interdiction des armes nucléaires [2]. Toutes les puissances nucléaires ont refusé de participer à cette dynamique d’interdiction, mais des débats avaient lieu dans plusieurs pays européens sous parapluie nucléaire pour qu’ils rejoignent le traité. Or, la crise avec l’Ukraine a cassé cette dynamique-là.
Jusqu’ici, la stratégie de dissuasion nucléaire était affichée comme une stratégie pour prévenir la guerre, c’était une stratégie de paix. Vladimir Poutine a renversé cette stratégie-là, pour en faire un outil qui lui permet de mener la guerre en faisant pression pour que la riposte soit plus faible. C’est bien ce renversement-là qui a cassé la dynamique de désarmement nucléaire dans lequel on était au niveau international. C’est ce qui explique que, aujourd’hui, des pays comme la Pologne ont demandé à avoir des armes nucléaires américaines sur leur sol. La Biélorussie a de son côté fait la même chose pour avoir des armes russes. Il s’agit d’un processus dangereux de relégitimation de l’arme nucléaire.
Que peuvent faire les gouvernements et les citoyens pour empêcher une escalade ?
Dans l’absolu, les États qui sont dotés de l’arme nucléaire pourraient évidemment entrer dans le processus de désarmement nucléaire qui a été mis en place par l’ONU. Ils peuvent rejoindre le traité sur l’interdiction des armes nucléaires à tout moment, et procéder à l’élimination de leurs armes. Mais on voit bien que les puissances nucléaires ne sont pas dans cette logique-là.
« Les États veulent conserver une arme dès qu’ils l’ont dans la main »
Ce sera donc aux citoyens, aux associations et aux différentes ONG de se mobiliser pour faire pression sur les gouvernements qui ont conservé leurs armes nucléaires, et les inciter à rentrer dans ce processus d’élimination des armes nucléaires. Il n’y a que ça qui permettra d’obtenir une désescalade dans ce conflit précis —, mais aussi de manière plus globale, par rapport au risque de catastrophes nucléaires que ça peut entraîner.
Ces dernières années, d’autres armes ont pu être éliminées (bombes à sous-munitions, mines antipersonnel…) et cela n’a été possible que grâce à la mobilisation citoyenne. Les États, eux, veulent conserver une arme dès qu’ils l’ont dans la main.
Vladimir Poutine sous-entend depuis des mois qu’il est prêt à utiliser l’arme nucléaire, est-ce vraiment le bon moment de demander aux États de se séparer de la leur ?
C’est le meilleur moment, car c’est celui où on a conscience du danger. On se rend compte que si elle était utilisée, elle serait catastrophique. On peut donc se mobiliser pour demander à nos gouvernements d’entrer dans ce processus de désarmement.
Se dire « heureusement qu’on a l’arme nucléaire », c’est le premier réflexe qu’on peut avoir. Mais il faut arriver à dépasser la peur pour se questionner. Si Vladimir Poutine l’utilise, et qu’on riposte de notre côté, c’est la fin de l’humanité. Est-ce vraiment cela que nous voulons ? Alors que si nos gouvernements, et notamment la France, demandent aux autres États de se réunir autour d’une table pour mettre en place un processus d’élimination des armes nucléaires, on éliminera le risque pour tout le monde.