Mission en Antarctique : « Le plus grand danger, c’est quand on part seul sur la banquise »

La chercheuse Agnès Lewden a passé plus de trois mois en Antarctique pour étudier les populations de manchots. - © Juliette de Montvallon / Reporterre
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Climat SciencesVivre plus de trois mois en Antarctique pour étudier les manchots : la chercheuse Agnès Lewden se confie sur l’expérience unique qu’elle a vécue, entre craintes et émerveillements.
Cet entretien est le deuxième de notre série « Les explorateurs du climat », qui raconte les coulisses d’expéditions scientifiques (le premier nous a fait descendre l’Amazone). Les chercheurs témoignent du quotidien et des imprévus de ces missions hors norme qui, de l’Amazonie à l’Antarctique, documentent l’évolution de la planète soumise aux effets du changement climatique.
En février dernier, Agnès Lewden rentrait à Brest, après plus de trois mois passés en Terre Adélie, la région de l’Antarctique revendiquée par la France. La chercheuse, postdoctorante Isblue à l’université de Bretagne occidentale, a affronté le froid polaire pour étudier les populations de manchots Adélie et documenter la manière dont ces oiseaux sont perturbés par le dérèglement climatique, qui affecte fortement l’environnement local.
Cette écophysiologiste de formation n’en est pas à son premier séjour sur la station antarctique de Dumont d’Urville, supervisée par l’Institut polaire français. Mais s’installer en autarcie sur ce véritable « village scientifique », le temps de l’été austral, n’est jamais une expérience anodine…
Reporterre — Comment prépare-t-on son sac quand on part faire de la science trois mois et demi au bout du monde ?
Agnès Lewden — On a le droit à trois malles par programme scientifique, des « cantines » de 30 à 40 kg de capacité chacune environ. Je suis partie en novembre 2022, mais j’ai dû envoyer mes cantines dès juillet par bateau. J’y ai mis tout mon matériel scientifique : seringues, tubes, antenne de détection, beaucoup de scotch et des vêtements chauds, polaires, chaussures, etc. Il faut penser à tout, on ne peut plus descendre faire un tour à l’épicerie une fois en Antarctique ! Agrafes, trombones, carnets, crayons… Seul ce qu’on aura envoyé sera disponible sur place.
On prend les choses les plus fragiles dans notre sac à dos au moment de partir. On apporte aussi quelques affaires plus personnelles : il y a des draps fournis sur la base, mais je ramène les miens qui sont un peu plus colorés et fantaisistes. Et du chocolat, c’est très important ! Celui de Dumont d’Urville perd vite de sa saveur avec les variations de température pendant le transport. Et puis, bien sûr, on prévoit quelques gâteaux apéritifs et une bouteille d’alcool pour célébrer un anniversaire ou les accomplissements scientifiques sur place.

Cette autarcie imposée pendant des mois implique de savoir tout faire soi-même et de savoir gérer toutes sortes d’imprévus…
Oui, mais la base est très bien équipée, c’est comme une petite ville. Dumont d’Urville est très confortable, on a des bureaux chauffés, des douches et du thé chaud. Ce n’est pas comme dans certaines cabanes subantarctiques plus rustiques où l’on garde les pieds mouillés des jours durant. On est environ quatre-vingts personnes sur la base l’été. Il y a un bâtiment pour tout : le dortoir, une grande salle à manger, le bâtiment des biologistes, celui des glaciologues, mais aussi un garage, un atelier de menuiserie, un pour les chaudronniers… Car il faut pouvoir tout faire sur place : on a notamment un électricien, un chauffagiste, un garagiste, un menuisier, un cuisinier et un médecin évidemment.
« Parfois on a l’impression d’entendre le tonnerre, mais ce sont des pans de glace qui s’écroulent »
Il faut toujours être très bricoleur sur la base. Cette année, une soudure de mon moniteur, indispensable pour suivre la température des oiseaux à distance, a cassé dès mon arrivée. J’étais en stress maximum, car on était au tout début de la mission et cela remettait en cause une bonne partie de mon travail. L’électronicien a pu bidouiller une solution en utilisant une batterie de GoPro que j’avais amenée en supplément et qu’il a soudée sur mon moniteur.
Les problèmes de santé représentent-ils l’aléa le plus critique ? D’autant que travailler dans un tel environnement fait courir de nombreux risques d’accident...
Le plus grand danger, c’est quand on part sur la banquise. Il y a des rivières parfois masquées par des ponts de neige qui s’effondrent lorsqu’on marche dessus et on peut tomber dans l’eau glacée. La consigne, c’est de ne jamais partir seul, de toujours avoir un bâton et une corde, des vêtements secs de rechange au cas où on tombe à l’eau, et de marcher en file indienne, jamais côte à côte, pour que la personne derrière ne tombe pas et puisse remonter son compagnon en cas de chute. C’est arrivé un hiver : une personne a glissé et n’arrivait pas à remonter sur les bords glacés et très glissants de la banquise. On l’a remonté tout de suite et on est rentré à la base avant l’hypothermie. Elle n’a rien eu de grave, mais elle était en état de choc.

L’autre danger, c’est la météo. En cas de tempête, de « white », tout devient blanc, on perd très vite ses repères. Il y a parfois des incidents, des personnes égarées qui ont dû être secourues. Les météorologues sur la base produisent des bulletins très précis et on n’a pas le droit de sortir lorsque les conditions sont trop dangereuses. Rien que pour passer entre deux bâtiments, on peut facilement valdinguer lors d’une rafale, les rambardes sont indispensables.
« C’était intense, du travail 7j/7 »
Heureusement, le médecin présent sur place est vraiment très compétent. En cas d’urgence, un rapatriement serait peut-être envisageable, mais vraiment exceptionnel, et très compliqué : pour qu’un avion atterrisse, les fenêtres météo sont très limitées, il faut qu’il n’y ait pas de vent, une bonne visibilité. Il faut souvent davantage compter sur la venue d’un bateau, un brise-glace qu’il faudrait détourner, ce qui prendrait des jours, mais rien ne dit que ce serait possible. Même l’Astrolabe, le brise-glace qui nous a emmenés ici, mettrait cinq jours à venir de Tasmanie.
On compare parfois les missions en Antarctique aux missions spatiales, du fait de l’isolement extrême, de l’hostilité et de la monotonie du milieu extérieur. Est-ce compliqué psychologiquement de gérer ce temps long ?
C’est vrai qu’il y a quelques similitudes : les odeurs, les plantes, m’avaient particulièrement manqué, surtout lors d’une précédente expérience d’hivernage sur quinze mois ! Cette fois-ci, sur trois mois, c’était plus facile à gérer mais les odeurs qui nous prennent au nez lorsqu’on revient en Tasmanie, ses senteurs d’eucalyptus, c’est toujours un moment particulier. La nuit, aussi, m’a manqué, même si nos stores nous permettent de bien dormir. Mais le jour polaire est continu durant l’été austral et j’ai ressenti le besoin d’une vraie nuit noire.
Gérer l’éloignement des proches est aussi difficile. Nous y avons longuement réfléchi avec mon mari, car c’est la première fois que je retourne là-bas depuis que j’ai un petit garçon. Il y avait énormément d’appréhension, mais je ne pensais honnêtement pas que ce serait aussi dur. Surtout cette idée de « non-retour » : la mission a une durée incompressible. Même en cas d’urgence, il ne suffit pas de sauter dans un avion comme lors d’un travail plus classique à l’étranger. Là, ça aurait plutôt été : « Ne bougez pas, j’arrive dans dix jours ! »

Les moyens de communication aujourd’hui permettent tout de même de conserver un contact régulier avec l’extérieur ?
Oui, c’est la première année que nous avons WhatsApp sur la base, mais c’est un peu un miroir aux alouettes. Il y a un tel gouffre entre la vie quotidienne en France et ce que nous vivons là-bas que nos échanges soulignaient surtout cet éloignement. Sur la base, il n’y a pas d’argent, pas d’embouteillage, pas de courses à faire. Mon mari avait les préoccupations classiques du quotidien en tête quand moi, mon stress principal était de savoir si tel œuf de manchot allait éclore. Un sérieux décalage ! Et puis, mieux vaut ne pas être préoccupé par ce qu’il se passe à la maison, il faut être concentré à 100 % pour bien faire son travail.
Justement, à quoi ressemblait votre quotidien sur place ?
On est à fond tout le temps. On a des objectifs scientifiques à atteindre en peu de temps et on ne sait jamais quand on pourra revenir. C’était intense, c’est du travail 7j/7 pendant trois mois sans interruption, mais je ne me plains pas, j’étais vraiment heureuse d’être là. Sur la base, il y a toujours une soirée le samedi soir, on peut se détendre au bar du séjour, danser, faire des tournois de babyfoot, de poker ou projeter un film sur grand écran. Il y a même une salle de sport. Certains corps de métier peuvent avoir un jour off le dimanche, ce qui est plus compliqué pour les scientifiques.
« Contrairement à nous, les manchots savent gérer le froid »
En ce qui concerne ma spécialité, le rythme était vraiment déterminé par le rythme des oiseaux. Eux n’ont pas de jour off, ni à Noël ni au jour de l’An, surtout que c’est la période d’éclosion des œufs. On se relayait donc avec mes collègues pour surveiller les nids en faisant des rondes toutes les trois heures, y compris la nuit. Pour un biologiste, c’est un réel bonheur d’être proche de cette faune omniprésente et active 24h/24.
On se déplaçait sur les îles pour les comptages, mais ils sont partout, même sous nos bâtiments ! Car il n’y a pas d’arbre, ni de végétation et peu de terriers dans cet environnement, les manchots sont visibles toute la journée, on les observe se déplacer, se disputer, échanger les œufs, des cailloux, mener toute leur vie sociale. On finit par être familier avec les individus qu’on observe, on reconnaît untel qui est balafré, untel qui a une tache blanche au milieu du plumage noir... c’est fabuleux et c’est compliqué de s’arrêter !

Cette année, on a cependant eu des moments de répit inattendus à cause de grosses tempêtes inhabituelles en cette saison. On ne pouvait pas risquer de se blesser en marchant dans les rochers ou d’abîmer nos outils dans les rafales à 100 km/h. Contrairement à nous, les manchots savent gérer ces conditions, notamment le froid, mais se retrouvent parfois complètement ensevelis sous la neige ; on ne veut surtout pas les perturber ni les faire bouger dans ces conditions. Donc on a été longtemps coincés au bureau de manière très frustrante cette année.
Comment décririez-vous l’expérience d’être confrontée à un milieu d’une altérité aussi radicale ?
Parfois, sur la station, on a l’impression d’entendre le tonnerre et on a le réflexe de lever les yeux au ciel, mais c’est en fait le bruit du glacier tout proche qui bouge et des pans de glace qui s’écroulent. C’est très impressionnant.
Il y a aussi une dureté, au début difficile à supporter, chez la faune sauvage que nous observons. Nous sommes témoins de scènes de prédation cruelles, de poussins duveteux adorables jetés hors du nid par leurs parents ou attaqués par un skua [un oiseau carnivore opportuniste, voire charognard] et qui agonisent pendant des heures. On voit aussi des oiseaux mourir de faim, c’est très long, ça peut durer des semaines. Ce sont des choses auxquelles on ne nous prépare pas forcément avant de partir en expédition. Ça m’a soulevé le cœur plus d’une fois. Mais nous ne sommes pas là pour intervenir, et nous mettons notre carapace professionnelle pour observer tout cela avec du recul.

Nous sommes aussi témoins de scènes merveilleuses ; des visites d’orques que je n’avais jamais vus en Terre Adélie, qui font des vagues de manière coordonnée pour faire chavirer les phoques. On a vu des léopards des mers, des pétrels des neiges chanter ou commencer à parader, et une observation exclusive d’un oiseau qui n’avait jamais été observé dans cette région. On en prend plein les yeux, c’était génial d’assister à tout ça ! Parfois, une observation ou une rencontre avec un animal sauvage se joue à une seconde près, à la chance de tourner la tête au bon moment. Le côté spontané, éphémère de ces rencontres avec des animaux qui sont sûrement présents même quand on ne les voit pas, a quelque chose de magique.