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EntretienClimat

« Mon but n’est pas de rendre les banques éthiques, mais de limiter leur impact sur le climat »

Que les banques et les assurances arrêtent de financer la production d’énergie fossile, tel est l’objectif de Lucie Pinson. Selon la fondatrice de Reclaim Finance, lauréate du prestigieux prix Goldman de l’environnement, « on ne peut pas faire l’impasse sur ces acteurs, ils sont beaucoup trop importants » dans la lutte contre le changement climatique.

Lucie Pinson, directrice et fondatrice de l’ONG Reclaim Finance, a remporté le 30 novembre 2020 le prix Goldman de l’environnement – considéré comme le « Nobel » du secteur. Elle est la quatrième Française à recevoir cette distinction depuis 1992. Militante pour la défense des droits humains depuis le début de ses études, Lucie Pinson, 35 ans, incite depuis 2013 les banques et assurances à arrêter d’investir dans les énergies fossiles.


Reporterre — À quel moment avez-vous pris conscience de l’ampleur du changement climatique ?

Lucie Pinson — J’ai d’abord pris conscience de ce qu’on fait subir à la planète et à l’environnement. Le dérèglement du climat est devenu quelque chose qui me pousse vraiment à agir lorsque j’ai travaillé aux Amis de la Terre [de 2013 à 2017, elle était chargée de la campagne Finance pour l’association]. Ce sont avant tout les injustices qui me révoltent. Et elles sont très liées aux énormes projets d’énergies fossiles, développés sous couvert de bénéficier aux populations les plus démunies, pour leur apporter de l’électricité. Ces projets sont imposés. Ils ne visent pas du tout à répondre aux besoins des populations, qui sont au contraire les premières à en pâtir.

C’est pour ça que je me retrouve dans les Amis de la Terre : ce n’est pas une association de défense de l’environnement, mais de défense de l’humain et de son environnement. Aujourd’hui, j’en suis toujours membre et Reclaim Finance y est affilié.


Vous avez fondé Reclaim Finance, qui incite les acteurs financiers (banques, assurances…) à arrêter d’investir dans les énergies fossiles. Pourquoi créer cette structure plutôt que de continuer cette action au sein des Amis de la Terre ?

Aujourd’hui, nous sommes déjà six salariés à Reclaim Finance et on va continuer à grossir. Or les Amis de la Terre France sont une organisation en fait assez petite. Si on y avait développé un pôle Finance, on aurait pris le dessus sur le reste de la structure. Il y avait besoin d’un autre canal de communication sur ces enjeux financiers.

La deuxième raison est que les Amis de la Terre France ont vocation à parler de la France, alors que Reclaim Finance a vocation à questionner la responsabilité des acteurs financiers au niveau international, d’où le nom anglais. [1]


Quelle différence existe-t-il entre Reclaim Finance et l’ONG 350.org, qui prône aussi le désinvestissement dans les énergies fossiles ?

Elle est dans la différence du type de relation avec les acteurs financiers. La stratégie de 350.org est de délégitimer ou attaquer toute institution qui soutient le développement des énergies fossiles, y compris la finance. C’est un travail de mobilisation citoyenne, de conscientisation. À Reclaim Finance, on a un créneau beaucoup moins grand public. Notre premier public sont les institutions financières. On est précis, parfois jargonneux : un financement, ce n’est pas un investissement, un investissement, ce n’est pas la même chose qu’une assurance.

« En 2013, les acteurs financiers étaient encore dans l’idée de faire du “charbon plus propre”. Un an après, en discutant avec eux, cette idée avait déjà évolué. »



Pourquoi avez-vous choisi la finance comme levier d’action contre le changement climatique ?

Il y a urgence, il faut organiser la sortie des énergies fossiles alors que les industriels des énergies fossiles se développent à tout va. Or, derrière ces milliers de projets, on trouve tout le temps les mêmes banques, les mêmes sociétés d’assurances, les mêmes investisseurs. Rappelons que la France est un marché financier extrêmement important : elle possède le quatrième secteur bancaire le plus important au monde.

Personnellement, je trouve aussi plus agréable de travailler avec des acteurs privés. Ils ne changent pas tous les quatre matins, ça permet d’instituer une relation de confiance. En 2013, on était encore dans l’idée de faire du « charbon plus propre ». Un an après, cette idée avait déjà évolué et deux ans après, on nous disait « OK, le charbon est sale, maintenant qu’est-ce qu’on fait ? » Petit à petit, la discussion évolue. L’impossible d’hier devient « on peut discuter » et le discutable devient réalisable.

Nos campagnes, nous les gagnons autant en instituant un rapport de force public qu’en dialoguant directement avec les personnes. Si on n’a pas ce levier d’action en interne, il est impossible de faire bouger un acteur.


Quelles ont été vos victoires ?

Il y a eu trois grandes étapes. La première, ça a été en 2015, quand le Crédit agricole, Natixis, Société générale et BNP Paribas ont enfin décidé d’arrêter de financer tout projet de mine de charbon et de centrales à charbon — en tout cas pour certaines banques, dans certains pays [2]. C’était une grosse étape puisque c’était la première fois au niveau international que des banques disaient non à tout une catégorie de projets. Cela a entraîné quarante-trois autres banques et assureurs à faire de même.

Peu à peu, on a affiné notre connaissance du secteur du charbon et on a pu mettre sur la table les critères des entreprises à garder dans le portefeuille des banques ou à exclure. Cela représentait beaucoup d’entreprises à exclure. Donc, stratégiquement, je me suis tournée vers Axa : pas Axa l’assureur, mais Axa l’investisseur. Il fallait le pousser à adopter des politiques de désinvestissement, à exclure des entreprises en fonction de leur effet sur le climat maintenant et demain, par le développement de nouvelles centrales à charbon. Et cela, je l’ai réussi fin 2017.

« Le fait de maintenir la pression sur un sujet, c’est ce qui fait que, finalement, on se retrouve aujourd’hui avec des politiques de qualité. »

C’était une énorme victoire. Les critères d’Axa étaient encore insuffisants, mais en France, ça m’a permis de l’utiliser, auprès des banques, comme un exemple à suivre en disant : « Si Axa le fait, pourquoi vous ne le faites pas ? » J’étais un peu de mauvaise foi car il est plus facile pour un investisseur de désinvestir que pour une banque d’arrêter de financer, car il s’agit dans ce cas de renoncer à un client sur le long terme. Mais ça nous a permis de revenir au combat au niveau des banques.

Troisième grande étape : le Crédit agricole. En 2019, il a guidé la danse en annonçant une politique de sortie totale du secteur du charbon, excluant toutes les entreprises impliqués dans le secteur, et s’engageant à avoir zéro charbon dans son portefeuille entre 2030 et 2040. Ça veut dire que dès maintenant, des centaines d’entreprises sont exclues, et qu’on demande aux autres de publier un plan de sortie dans l’année qui arrive pour rester dans le portefeuille de financement du Crédit agricole. Cette politique a été suivie par la Banque postale, Axa, le Crédit mutuel, et, quoique de manière moins nette, par BNP, la Société générale, Natixis… Mais globalement, ça a suivi.


Ces grands groupes ont-ils réellement reculé ?

Il va y avoir des frictions sur certaines entreprises à exclure, c’est évident. Mais oui, je pense qu’ils ont réellement reculé. On mène des études, et dès février 2021, un premier rapport pointera tous les financements aux entreprises qui doivent être blacklistées, parce qu’elles ne répondent plus aux critères. On va faire le travail de suivi, vérifier toutes les transactions. Le fait de maintenir la pression sur un sujet est ce qui fait que, finalement, on se retrouve avec des politiques de qualité.


Est-ce la seule façon d’avoir des victoires, comparé à des manifestations ou des actions de désobéissance civile, par exemple ?

Notre but est de motiver les personnes et d’être moteur du changement. Et ça, ça se fait aussi bien lors d’un rendez-vous de plaidoyer que lors d’une action de désobéissance civile. C’est extrêmement complémentaire, l’un ne va pas sans l’autre.

« Notre objectif, ce n’est pas de faire de BNP un acteur éthique, on n’est pas naïfs. Notre but, c’est que ces acteurs aient le moins d’impact négatif possible. »



Quel regard portez-vous sur les One Planet Summit, ces réunions internationales sur le changement climatique ?

Cela fait beaucoup grincer des dents parce que ce sont des grandes messes de la finance lors desquelles on se tape dans le dos, on se félicite. Mais j’apprécie ces événements. Déjà, parce que je suis une lobbyiste, donc c’est pratique pour moi, ils sont tous là (rires). Et aussi parce qu’il y a un effet d’émulation collective. Tout le monde veut être meilleur que l’autre ; sur le long terme, il faut être le meilleur sur le climat. Donc, ces événements donnent une occasion pour faire des annonces. Celui qui sera sur la scène avec une belle place dans le programme, c’est celui qui aura une énorme annonce à faire. Oui, il y a beaucoup de greenwashing [écoblanchiment], mais en même temps, ça pousse des acteurs à adopter des politiques.


Le capitalisme est-il compatible avec la lutte contre le changement climatique ?

Est-ce que les mégagrosses banques sont compatibles ? Non, je ne pense pas. Notre objectif n’est pas de faire de BNP un acteur éthique, on n’est pas naïfs, mais de faire en sorte que ces acteurs aient le moins d’effet négatif possible dans un contexte d’urgence climatique. Pour nous, ce n’est pas « limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C ou rien » ! Mais 1,5 c’est mieux que 1,6, 1,6 c’est mieux que 1,7, etc. On ne peut pas faire l’impasse sur ces acteurs, ils sont beaucoup trop importants. Dire : « de toute façon, c’est que des pourris, donc tant pis », c’est la pire des attitudes !


D’autres pays sont des acteurs majeurs, comme la Chine. Comment peser sur eux ?

En Chine, c’est très compliqué, puisque les banques sont semi-publiques, c’est difficile d’avoir un effet sur elles. Cependant, elles ont quand même des besoins en capitaux qui les conduisent à émettre des obligations. On peut notamment dire aux investisseurs du monde entier : « Arrêtez d’acheter des obligations de ces banques ». Pour peser sur les acteurs financiers chinois, le meilleur créneau est de mobiliser les autres acteurs financiers qui voudraient voir changer leurs pratiques.


Pourquoi avoir choisi le charbon comme secteur à exclure des portefeuilles financiers ?

Le charbon est la première source d’émission de CO2 au monde [3] et il entraîne un énorme coût sanitaire. Produire du gaz est extrêmement destructeur et polluant (pensons au gaz de schiste aux États-Unis) mais, pour ce qui concerne sa combustion, il est beaucoup moins mauvais pour la santé.

Et puis, il faut revenir aussi à l’idée de 2013 : ANV-COP21 n’existait pas, et Alternatiba s’est créé en octobre 2013. À l’époque, on était petits, on n’avait pas d’expertise sur le secteur du charbon. On n’était pas très crédibles vis-à-vis des acteurs financiers, qui ont reconnu depuis qu’il y a eu une professionnalisation des ONG. À l’époque, on n’était pas en mesure d’aller s’attaquer à quelque chose comme le gaz ou le pétrole.

« Je dis désormais aux acteurs financiers “ne perdons pas autant d’années qu’on a perdu sur le charbon, adoptons tout de suite des politiques sur le pétrole et le gaz”. »

On sait aujourd’hui que tout nouveau projet d’énergie fossile est incompatible avec le budget carbone. Nos demandes urgentes au secteur financier sont d’arrêter de financer la production d’énergie fossile — tout ce qui est en amont, l’ouverture de nouvelles réserves, l’exploration... Et on propose un projet plus ambitieux pour les entreprises, qui est de ne pas perdre autant d’années que celles perdues sur le charbon et d’adopter tout de suite des politiques robustes sur le pétrole et le gaz. Celles-ci doivent répondre non à une logique de gestion du risque financier, mais à une volonté de prévenir les conséquences climatiques. Il s’agit alors de conditionner tout soutien aux entreprises des énergies fossiles à un engagement à ne pas développer de nouveaux projets de production d’énergie fossile, à commencer par le pétrole et le gaz non conventionnel.


Vous êtes la quatrième Française à recevoir ce prix Goldman. Que ressentez-vous ?

Lorsque j’ai appris que j’étais lauréate [il y a un an, avant l’épidémie de Covid-19], j’étais contente, forcément. Mais je ne savais pas ce que ça voulait dire concrètement. Petit à petit, la fondation Goldman est venue me rencontrer, faire un film, etc. Là, c’est devenu vachement plus concret. Ce qui a été satisfaisant, c’est lorsque la responsable du prix m’a donné les noms de certains acteurs financiers qui avaient reconnu qu’ils n’en seraient pas là sans moi. Et ça, c’était top.


Les choses bougent lentement. Comment réussissez-vous à rester motivée dans la lutte contre le changement climatique ?

La raison la plus sincère est que c’est mon boulot et que je veux bien faire mon travail. Je suis assez têtue, déterminée. L’autre raison, c’est que c’est un travail génial. J’adore jouer aux échecs et là, c’est de la stratégie de campagne tous les jours, c’est extrêmement riche. Enfin, je ne suis pas très optimiste, mais comme je le disais, peut-être que nous ne réussirons pas à limiter le réchauffement à 1,5 °C, mais 1,5 c’est mieux que 1,6 °C et 1,6 ce sera toujours mieux mieux que 1,7 °C.

  • Propos recueillis par Justine Guitton-Boussion

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