Mort d’un rêveur de nature

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Culture et idéesDans « Maintenant le mal est fait », Pascal Dessaint raconte la reconstruction d’un groupe d’amis frappés par la mort de l’un d’eux, un naturaliste engagé.
Nous étions dans une absurdité totale, qui s’accentua quand des bocaux par milliers se mirent à flotter dans la houle, des bocaux de tomates qui avaient poussé en Europe, étaient parties en Asie pour conditionnement et revenaient maintenant pour être mangées. »
Ainsi se conclut Maintenant le mal est fait, sur le spectacle d’un porte-conteneurs échoué sur les bords d’une falaise du nord de la France, où le pillage des objets de consommation alors livrés au rivage se fait malgré la marée noire. En référence à peine subliminale au naufrage de l’Amoco Cadiz.
S’agit-il d’une histoire pour fustiger la modernité et les excès qu’elle inflige à la nature ? Sûrement, tant ce crime fait écho à celui qui ouvre le récit, dans un incipit au ton « camusien » :
Le jour où Serge s’est jeté du haut de la falaise, nous avons tous été pris au dépourvu. »
Serge, c’est le naturaliste de la bande. Capable d’observer pendant des heures les écosystèmes qui l’entourent. Fasciné par la moindre découverte vivante. En extase devant un petit amphibien, le sonneur à ventre jaune, qu’il souligne trois fois dans son carnet, comme pour aider à protéger l’espèce. C’est dans ce cadre de vie en danger que Serge décide de perdre la sienne. Ou comment la mort humaine a destin lié aux catastrophes naturelles.
Mais est-ce vraiment un suicide ? Quelle est, au fond, la responsabilité de ces « mains invisibles » ? Car lors d’un inventaire, Serge a le malheur de trouver des pique-prunes nichés précisément dans les arbres que son meilleur ami, Bernard, bétonneur de métier, compte raser pour les bienfaits d’une autoroute.
Autant de manières de vivre l’écologie
Et c’est toute l’intrigue qui se construit là, autour d’une rupture affective qui contamine tout le groupe de potes. Marc, Germain, Édith… La dizaine d’amis en commun doit-elle prendre position ? Pour qui, au nom de quoi ? Chacun, empêtré dans ses propres turpitudes, laisse filer une situation qui, au regard des exigences de nos sociétés actuelles, marginalise irrémédiablement le doux rêveur qui défend la nature…
Au travers d’autres morts, d’autres trahisons, Pascal Dessaint offre un scénario sensible et captivant. Dans un décor de côte sauvage qui sert à dessein le message de protection environnementale, c’est bien l’amitié et la difficile résilience d’une communauté perdant subitement un des siens qui forment le cœur du propos.
Dessaint use d’une construction audacieuse en laissant la narration, à tour de rôle, toutes les cinq pages, à un protagoniste différent. Ce procédé polyphonique donne de la finesse au ressenti individuel et confère à l’ensemble une puissante note d’humanité. Loin du manichéisme des psychologies de groupe, il n’y a ni bon ni méchant devant les affres de chacun.
De fait, au jeu des faux-semblants, le lecteur est appelé à mieux appréhender la diversité des caractères. Qui sont autant de manières de vivre l’écologie : il y a Elsa, l’artiste en land art un peu paumée, éprise de liberté et vivant dans une certaine forme de simplicité, mi-volontaire mi-subie. Il y a Garance, dont l’humanisme béat et son « obligation d’optimisme » ne l’ont pas tirée d’une solitude chevillée à ses échanges intimes avec le monde végétal. Et puis, il y a Marc, faux-cynique désenchanté, devenu par défaut directeur commercial d’un magazine touristique, honteusement largué mais seul capable du pardon. Au-delà des apparences, n’aime-t-il pas plus l’espèce humaine que son acolyte Georges, poète entêté et amant malgré lui, qui se laisse entraîner à la fuite par ses citations de Nicolas Bouvier et Henry David Thoreau ?
Que nous disent ces histoires d’hommes et de femmes ? Dans l’amitié comme dans la nature, il est d’abord question d’équilibre.
- Maintenant le mal est fait de Pascal Dessaint, éditons Payot & Rivages, 256 p., 18,50 €.
