Mumford, un pionnier méconnu de la pensée écologique

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Culture et idéesL’œuvre de l’immense intellectuel que fut Lewis Mumford semble aujourd’hui oubliée. La revue Notes et Morceaux choisis tente de réparer cette injustice en consacrant un numéro à celui que l’on a pu présenter comme « le philosophe de l’environnement », « l’un des derniers grands humanistes du 20e siècle », engagé et clairvoyant. Sa pensée féconde a exploré la place de l’homme et de la société face à la technique.
Il est grand temps de redécouvrir Lewis Mumford. Vingt-cinq ans après sa disparition, l’immense intellectuel qu’il fut parait condamné à un purgatoire sans fin. Sans doute cet oubli ne concerne pas les Etats-Unis, où il a vécu et où son œuvre continue à être débattue, mais les autres pays dont la France, où il est oublié. Seule une poignée de fidèles entretient la flamme du souvenir dans des revues et des articles savants à la diffusion confidentielle. Le filtre du temps a été moins injuste pour Ivan Illitch, Herbert Marcuse, Marshall McLuhan et quelques autres de ses contemporains...
Il y a là une injustice que le dernier numéro de l’excellente revue Notes et Morceaux choisis s’efforce de réparer. C’est que Lewis Mumford, souvent catalogué historien des sciences et des techniques, est de la race des penseurs exceptionnels. Il est « l’un des derniers grands humanistes du 20e siècle », a dit de lui le philosophe argentin Christian Ferrer tandis que Charles Jacquier, qui lui a consacré il y a quelques années un magnifique texte dans la revue Agone, le présente comme le « philosophe de l’environnement ».
Clairvoyance et engagement
Mumford (1895-1990) c’est d’abord un puits de sciences, un homme d’une culture encyclopédique mise au service d’un engagement aussi ferme que clairvoyant tout au long de sa longue vie. Dès le début des années trente, annonciatrices de catastrophes pour le monde dit civilisé, mais fécondes pour le jeune intellectuel issu de la classe moyenne new-yorkaise qu’il est, Mumford voit juste.
Contre Franco il appelle à une intervention armée en Espagne. Ce qu’il préconise également contre l’Allemagne nazie dont il mesure, avant la majorité de ses compatriotes, la menace monstrueuse qu’elle représente. Vis-à-vis de l’Union soviétique, il n’est pas moins sévère même si, durant un moment, le projet porté par la révolution bolchévique l’a séduit.
« Trop d’erreurs ont été commises au cours de la révolution russe, et incorporées dans une sorte d’orthodoxie, pour que cet exemple soit d’une quelconque utilité », écrit-il en 1935 avant de conclure : « On ne peut pas lutter contre le fascisme à la manière de la révolution russe (…) Ces deux mouvements s’appuient sur un profond mépris de la vie humaine, de l’autonomie de l’individu et du groupe ainsi que des libertés essentielles de la vie civilisée. »

Cette condamnation sans appel du système soviétique n’évitera pas à Mumford d’être attaqué comme « organisateur communiste » au début des années 1950 - en pleine période de la guerre froide - par le sénateur McCarty et ses émules. C’est qu’entre-temps Mumford s’est hissé au premier rang des pourfendeurs de la bombe atomique et du système qui l’a enfantée. Il ne fait guère de doute à ses yeux que l’utilisation de l’arme nucléaire constitue « la capitulation la plus servile de la démocratie ».
La suite de son engagement sera de la même veine. Mumford milite, la plume à la main, contre l’intervention américaine au Vietnam. Au printemps 1965, dans une lettre ouverte au président Lyndon Johnson, il dénonce ses « tactiques totalitaires et [sa] stratégie nihiliste ». Dans le même mouvement, pour « réveiller les somnambules » comme il dit, il prononce devant l’Académie américaine des arts et des lettres qu’il préside un discours peu consensuel.
« Quel code de lois et quel code moral donnent aux Etats-Unis le droit d’exercer leur autorité politique et leur contrainte militaire dans un pays étranger comme le Vietnam, lance-t-il. De toute évidence, notre volonté n’a pas plus de raison de l’emporter au Vietnam que les missiles de l’Union soviétique n’en ont de s’installer à Cuba. »
Ce qui fait l’homme, c’est le partage
Mais Mumford ne fut pas qu’un intellectuel engagé. Il est également – et surtout ? – l’homme d’une pensée féconde sur la place de l’homme et de la société face à la technique. Pour lui, ce qui distingue l’être humain de l’animal ce n’est pas tant la capacité à forger des outils que notre capacité à partager les connaissances et les idées grâce au langage.

« L’homme, écrit-il dans les années 1970, est un animal techniquement ingénieux qui fabrique des outils, façonne des ustensiles, construit des machines [mais surtout] c’est un être tourmenté par ses rêves, qui pratique des rites, invente des symboles, parle, élabore des langages, s’organise, préserve ses institutions […] et ses réalisations techniques seraient restées dérisoires s’il n’avait possédé au plus haut point ces autres qualités souveraines.
L’homme, résume Mumford, est la réalité fondamentale et non ses moyens techniques d’expression. »
Va suivre (en particulier dans son livre Le mythe de la machine) une dénonciation sans appel du culte de la technologie, de la course à la perfection technique et du coup à l’obsolescence programmée (quoique le terme n’apparait pas dans son œuvre), alimenté par le recours effréné au crédit bancaire et à la publicité.
Si l’on en est arrivé à abdiquer notre sens critique face aux « manipulateurs [et] aux conditionneurs d’une technique autoritaire », analyse Mumford, c’est par paresse intellectuelle et par confort :
« D’après les termes du contrat social démocratico-autoritaire, chaque membre de la communauté peut prétendre à tous les avantages matériels (nourriture, logement, transports rapides, communication instantanée, soins médicaux, divertissements et éducation) mais à une seule condition : que l’on accepte tout ce qui est offert, dûment transformé dans les proportions exactes qu’exige le système, et non la personne. »
Autrement dit, « si l’on choisit le système, aucun autre choix n’est possible ». Et Mumford de conclure, tout en nuance : « Je ne voudrais surtout pas nier que cette technique a créé de nombreux produits admirables, ni les dénigrer (…) Je souhaite simplement suggérer qu’il est temps de faire le compte des coûts et des inconvénients humains, pour ne rien dire des dangers, auxquels nous expose notre adhésion inconditionnelle au système lui-même. »
Ces lignes ont été écrites il y a plus de cinquante ans. Force est de constater qu’elles n’ont rien perdu de leur pertinence.

Orwell et Mumford, La mesure de l’homme, Notes et morceaux choisis n°11, Ed. La lenteur, 168 p., 10 euros