Naturaliste, j’ai cherché la gélinotte pendant 30 ans

La gélinotte, oiseau de la famille des galliformes, comme le tétras-lyre ou la perdrix, est sédentaire et vit exclusivement dans les sous-bois. - Adobe Stock
La gélinotte, oiseau de la famille des galliformes, comme le tétras-lyre ou la perdrix, est sédentaire et vit exclusivement dans les sous-bois. - Adobe Stock
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Au départ, il y a une vieille photo énigmatique… Puis, 50 ans plus tard, un naturaliste en quête de réponses part sur la piste de la gélinotte, un oiseau fantôme, cousin des tétras, qui disparaît en silence de nos forêts.
Cet article est publié en partenariat avec la Revue Salamandre.
Besançon (Doubs), reportage
J’ai encore en tête le tic tac de l’horloge murale. Celle qui mesurait les instants de ce que l’on appellerait aujourd’hui ennui et qui n’était rien d’autre que du temps précieux passé avec sa propre imagination. C’était durant ces mercredis sans classe, à la fin des années 1980, lorsque mes grands-parents me gardaient, à 15 kilomètres de Besançon (Doubs).
Quand je n’étais pas dans le village ou dans les bois alentour, je jouais inlassablement les mêmes airs sur le beau piano Pleyel. Au clair de la lune, J’ai du bon tabac… et l’incontournable thème de La Lettre à Élise. Pendant que les mi et leurs bémols se poursuivaient, j’avais le nez à hauteur d’un cadre à photos posé sur l’instrument. Mariages, naissances, retraite de papi et portraits d’aïeux s’y côtoyaient.
J’ai contemplé ces images de vie pendant des heures, mais l’une d’elles m’intriguait plus que toutes les autres. Elle était tout aussi carrée et jaunie que ses voisines, mais je pouvais y reconnaître mon père, jeune et chevelu, tenant fièrement dans ses mains le fruit de la chasse du jour. J’identifiais aisément le robuste lièvre dans sa main gauche, ainsi que la bécasse dans sa main droite. Collé à l’oiseau au long bec, un volatile plus dodu m’était inconnu. Je discernais mal ses traits, je m’y perdais entre ce qui pouvait être des plumes, des artéfacts ou des effets d’optique. J’avais sous les yeux, sans le savoir encore, ma première gélinotte.

Cet oiseau de la famille des galliformes, comme le tétras-lyre ou la perdrix, est sédentaire et vit exclusivement dans les sous-bois. La sylviculture intensive a provoqué un rapide recul de son aire de répartition en Europe occidentale depuis trente ans. En France, la gélinotte ne vit plus que dans les massifs montagneux de l’est du pays, des Vosges aux Alpes.
Que de changements dans cette campagne du piémont jurassien
Début des années 1990. J’étais déjà naturaliste en herbe et j’accompagnais souvent mon père et mon grand-père aux oiseaux – autrement dit à la chasse. Mais, alors adolescent, j’avais déjà la certitude que je ne chasserai jamais. Je suppose même avoir encouragé mon père à débuter sa reconversion…
Quand un jour, il m’a répondu que l’oiseau inconnu était une gélinotte, j’ai dû me pincer pour y croire. Je suis retourné voir l’image dans son cadre et j’ai compris que l’ombre était en fait la gorge noire. Le bec bizarre n’était qu’un détail du frigo en arrière-plan. Quelle surprise ! Il y avait donc eu de la gélinotte ici, au lieu-dit Blâme, modeste boisement donnant sur la vallée du Doubs, à 350 mètres d’altitude.
Il m’a révélé qu’il fallait utiliser un appeau pour attirer l’oiseau fantôme. Je n’ai pas mis longtemps à m’en faire prêter un – en laiton, je crois – par mon oncle qui le tenait d’un chasseur des Alpes. J’avais désormais une preuve de présence passée, un sifflet magique et une motivation inébranlable. Il ne manquait plus qu’un zeste de naïveté, puis j’ai filé en forêt pour jouer tsii siii sisisi sisisisi au pied des hêtres, imitant le son appris sur un CD du bioacousticien Jean Roché.
Les retours bredouilles se sont multipliés, mes jolies notes ne trouvant pas de gélinottes. Ayant élargi mes références bibliographiques et mes fréquentations, j’ai brusquement réalisé que le petit tétraoniné n’était pas en grande forme dans nos contrées. Qu’il se retirait sur les plateaux, en altitude.
Au tournant du siècle, la gloire de mon père a été de ranger son fusil pour toujours. Cela avait beau être salvateur pour les bécasses qu’il convoitait encore, c’était aussi le signe inquiétant d’un monde en grande mutation. Et, bien sûr, une émotion certaine pour lui. Entre l’époque de la photo sur le piano et ce que je constatais dans cette campagne du piémont jurassien, que de changements ! La chasse paysanne des années 1960-1970 était de l’histoire ancienne : perdrix, lapins et cailles sortaient désormais de cages. Les poules des champs et les poules des bois ont tiré leur révérence à peu près en même temps.
Remembrement et pesticides
Concernant les perdrix, j’ai aisément saisi les raisons et je les avais sous les yeux. Le remembrement agricole avait transformé des centaines de petites parcelles de polyculture et élevage, bordées de haies, en grandes pâtures à vaches. Pour enfoncer le clou, les pesticides sont entrés dans la partie. Enfin, la maison de mes parents, comme tant d’autres, avait poussé sur le champ de patates où mon grand-père levait des compagnies de perdreaux. Chaque automne, les responsables cynégétiques lâchaient des gallinacés terrorisés et parfois atrophiés dans un milieu méconnaissable, bien que toujours verdoyant. Cela m’a définitivement dégoûté de la chasse moderne.
Pour la gélinotte, en revanche, les causes de sa disparition étaient beaucoup plus obscures. Le boisement dans lequel mon père avait tué ce beau mâle, un jour d’octobre 1971, était toujours là en 1990, tout comme les forêts alentour qui s’étaient même étoffées. En réalité, les sous-bois s’étaient considérablement appauvris, mais je ne le savais pas encore.
Quant à la chasse, elle s’est arrêtée ici dès 1976.
Ayant troqué le fusil contre les jumelles, mon père s’est engagé pour la conservation des tétraoninés. Je l’ai accompagné pour prêter main-forte aux naturalistes, forestiers et gardes-faune lors de prospections de grands tétras et de gélinottes. Nous avons parcouru les sapinières de la Haute-Joux, en France, mais aussi les pessières suisses du Risoud. Quelle joie quand on levait un grand tétras ! Nous considérions alors la gélinotte, plus abondante, comme un lot de consolation. J’en ai le souvenir honteux. À notre décharge, la rencontrer dans ces conditions de battues collectives consistait à entrapercevoir un bolide bourdonnant et furtif. Et puis, cette petite poule des bois ne semblait pas préoccuper outre mesure les ornithologues de l’époque. La star des forêts, l’espèce parapluie, c’était le grand coq.
Une gélinotte en pleine ville
Les années passant, la photo jaunie s’est délavée davantage et la gélinotte des bois est devenue pour moi un oiseau exclusivement montagnard. Je le constatais régulièrement dans mon métier d’ornithologue à la Ligue pour la protection des oiseaux. Lorsque je commentais des cartes, rédigeais des rapports ou élaborais des listes rouges régionales, il n’était plus question de gélinotte en plaine. Dans ces années 2010, je doutais presque de sa répartition passée.
Comment un oiseau sédentaire, non chassé depuis trente ans, pouvait-il avoir perdu autant de terrain ? Et puis, il y avait ces forêts immuables – en apparence – quotidiennement sous mes yeux. Cela me paraissait inconcevable, même si je pouvais constater à mon tour des déclins comparables parmi les oiseaux : celui de la pie-grièche grise par exemple, un passereau des milieux agricoles qui périclitait complètement. Si je frôlais le déni, une cause psychologique des plus banales y était sûrement pour beaucoup. Mon père avait-il tué la dernière gélinotte de la commune ? Le poids de cette éventuelle culpabilité venait régulièrement me titiller.

Un jour, alors que je rédigeais des chroniques ornithologiques, je me suis plongé dans de vieilles éditions. J’ai découvert d’autres preuves anciennes de la présence locale de la petite poule. Dont ce témoignage extraordinaire d’un de mes professeurs d’université : un mâle de gélinotte s’était tué contre une vitre à la faculté des sciences, dans les années 1960. En pleine ville de Besançon ! D’où venait-il ? J’imagine difficilement son parcours aujourd’hui, entre périphérique, lotissements et ronds-points.
Marche consciente
Au début de l’été 2022, près de cinquante ans après la disparition de la gélinotte dans mes forêts d’enfance, j’ai décidé d’entreprendre une longue marche. Songeant à cet oiseau sédentaire et piéteur, j’ai réalisé l’importance fondamentale de ces aspects comportementaux. En effet, à la différence d’un migrateur qui, à la suite d’une embellie démographique, pourrait recoloniser une terre perdue, la gélinotte n’a que ses menus pas pour avancer. Elle ne vole presque jamais, en tous cas pas pour voyager.
Sur une carte topographique, j’ai calculé la distance qui sépare les plus proches gélinottes actuelles de celle qui gît sur la photo. Cinquante kilomètres vers l’est et 500 mètres d’altitude ! Deux générations humaines ont suffi à cet effacement, au rythme de 1 kilomètre par an. Bâton à la main, j’ai donc entrepris de vivre pas à pas cette distance. Pleinement, bois après bois, village après village, prairie après prairie, en gravissant le premier plateau jurassien, puis le second. Les yeux rivés sur le paysage, j’ai conscientisé durant trois jours ce que j’avais lu et entendu sur les causes du déclin de cet oiseau.

En premier lieu, les forêts transformées, les futaies sans taillis, les cultures de résineux, la prolifération des routes et des usages récréatifs… J’ai surtout compté des centaines de grumes au sol destinées à notre appétit féroce de bois. J’ai sué, foulée après foulée, pendant des heures bien trop chaudes : ce nouveau climat est un épouvantail à gélinotte. J’ai croisé des sangliers qui prolifèrent et mettent en péril les nichées au sol. J’ai surpris le renard, la martre et aussi l’autour des palombes… et je m’en suis réjoui, même si les spécialistes désignent ce trio de prédateurs comme première cause de mortalité pour la poule des bois.
J’ai aussi ramassé quelques douilles de cartouches abandonnées. Et puis, après 120 000 pas, sur les hauteurs de Mouthe (Doubs), j’ai rencontré le petit fantôme. De son vol rapide, une gélinotte m’a fui, quittant son sorbier, à quelques mètres du muret de la frontière suisse. Elle s’en est allée sous les notes compatissantes d’un merle à plastron, fidèle à elle-même, farouche… J’étais à 1 370 mètres d’altitude. Mon petit village paraissait très loin. Pour moi et mes milliers d’enjambées, mais surtout pour elle, qui aurait dû en faire un million.
Finalement, mon papa et la gélinotte se sont croisés dans des circonstances malheureuses, en d’autres lieux et d’autres temps… Il n’est pas question de jugement. Lors de cette randonnée introspective, j’ai pu mesurer le rythme avec lequel notre société s’éloigne chaque jour plus de cette vieille photo.
Cet article a été publié dans La Salamandre, no 278 — sous le titre « La petite poule des bois. »
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