Olivier Lefebvre : « Beaucoup d’ingénieurs doutent, mais ne désertent pas »

Pour Olivier Lefebvre, de nombreux freins empêchent les ingénieurs de déserter. - Pixabay/CC/wir_sind_klein
Pour Olivier Lefebvre, de nombreux freins empêchent les ingénieurs de déserter. - Pixabay/CC/wir_sind_klein
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Emploi et travailAlors que nombre d’ingénieurs éprouvent un mal-être au travail et s’interrogent sur son sens, peu d’entre eux arrivent à déserter. L’ex-ingénieur Olivier Lefebvre analyse ce paradoxe.
Olivier Lefebvre, ancien ingénieur, vit à Toulouse. Il est l’auteur du livre Lettre aux ingénieurs qui doutent paru aux éditions L’Échappée en mai 2023. Il avait déjà témoigné de son parcours dans le livre de Celia Izoard, Merci de changer de métier (Éditions de la Dernière lettre, 2020).
Reporterre — Beaucoup d’ingénieurs doutent-ils ?
Olivier Lefebvre — Il manque clairement une sociologie des ingénieurs en dissonance cognitive. Nous n’avons pas d’étude quantitative sur le sujet, mais je fais l’hypothèse qu’ils sont plus nombreux que ce que l’on imagine et évidemment plus nombreux que celles et ceux qui osent déserter.
J’ai vécu cette situation de l’intérieur en travaillant dans la robotique pendant près de dix ans. Beaucoup de mes collègues se posaient des questions. Très peu étaient crédules sur l’impact de leur travail. La dissonance cognitive est un sentiment largement partagé. Je dirai même qu’aujourd’hui, c’est la normalité de la condition d’ingénieurs. L’urgence climatique vient aviver ces doutes. Ce n’est pas tant que les ingénieurs réaliseraient subitement que leur travail est nuisible ou contraire à leurs valeurs, c’est plutôt que la crise écologique fait exploser le cadre. Elle fait voler en éclats les petites routines et narrations justificatrices que l’on s’était construites. Elle crée un sentiment de vulnérabilité, une écoanxiété qui amplifie les questions existentielles. Les souffrances au travail qu’on gardait sous le tapis débordent et le décalage devient trop grand.
Malgré cette dissonance cognitive, très peu d’ingénieurs désertent… Comment l’expliquer ?
C’est tout le sujet de mon livre. Comment se fait-il que la masse silencieuse reste en dépit de ses doutes et parfois d’un puissant mal-être ? Quels sont les freins qui empêchent de déserter ? L’enjeu n’est pas tant de savoir ce qui pourrait faire dévier les ingénieurs de leur chemin tout tracé, mais plutôt de comprendre ce qui les y maintient. J’observe cette tendance dans les médias à se concentrer sur la goutte d’eau qui ferait déborder le vase et qui entraînerait la sortie de route, à romantiser les parcours déviants. Il est plus pertinent de renverser la question. Il y a un enjeu politique à amplifier le mouvement de désertion et pour y parvenir, il faut s’intéresser à toutes celles et ceux qui tiennent le système parfois contre leur gré.
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Alors qu’est-ce qui bloque ?
Les premières raisons, communément invoquées, sont d’ordre financier. Les ingénieurs ne voudraient pas perdre leur statut social ni renoncer à leurs privilèges, dit-on souvent. Cela peut effectivement être le cas à certains stades de la vie ou en fonction des origines sociales. Après s’être battus pour accéder à cette position, des ingénieurs issus de classes populaires ont bien entendu plus de difficultés à tout lâcher, mais ce n’est pas le cas de la majorité des ingénieurs, qui sont de purs produits de la reproduction sociale. La plupart font partie de la moyenne et grande bourgeoisie, ils auraient les moyens de déserter. Je crois que derrière ces raisons financières se cachent en réalité des raisons plus profondes et peut-être moins avouables.

Lesquelles ?
Elles sont de plusieurs types. D’abord il existe un mode de pensée spécifique aux ingénieurs qui va être un frein à la désertion. J’appelle cela « la pensée ingénieur », une forme de pensée calculatoire qui va les empêcher de réfléchir en dehors de certains cadres. Dans son métier, l’ingénieur cherche toujours à optimiser le résultat final via un calcul. C’est un optimisateur.
Sa vision du monde se fonde sur un rapport au réel mécaniste et réductionniste issu des sciences physiques qui va coloniser son existence entière. Il a un rapport d’optimisation pour ses vacances, ses loisirs, son quotidien, etc. L’ingénieur met en équations le monde et, ce faisant, il va se couper du sensible, de ses affects. Il va tenter de gérer sa dissonance comme on optimise un processus ou on résout un problème mathématique. Il va apprendre à vivre avec la dissonance et développer des mécanismes psychiques qui permettent de l’anesthésier. Il va se construire un cadre narratif dans lequel son activité va paraître rationnelle.
Comment ?
C’est ce qu’Hannah Arendt appelle « la banalité du mal ». L’ingénieur fonctionne avec des œillères et agit comme un rouage dans une machine. Il se déresponsabilise et considère que ce n’est pas à lui de réguler ses activités : « Il ne fait que son travail. » Il délègue ainsi toute dimension politique liée à son métier et évacue la question éthique. Il va tenir à distance ces enjeux, user d’une forme de mauvaise foi. Ce sont des postures de fuite face à sa liberté et sa responsabilité.
« L’ingénieur habite sa cage dorée, dont le prix est une espèce de soumission »
L’ingénieur vivrait donc une forme d’aliénation…
Tout à fait. Dans mon livre, je reprends la préface du Discours de la servitude volontaire, d’Étienne de la Boétie, écrite par Miguel Benasayag. Ce psychanalyste et philosophe raconte l’histoire d’un ours qu’on a mis dans une cage. Une cage impeccable, mais une cage quand même. Au bout d’un certain temps, on lui ouvre la porte, mais on se rend compte que l’ours ne sort pas. La frontière entre liberté et servitude n’est jamais si claire que ça. Les circuits cérébraux de l’ours ne distinguent pas « ours » et « environnement ». L’ours est « ours » et « cage », et sortir de la cage signifie en quelque sorte, pour lui, changer d’identité et sortir de lui-même.
L’ingénieur a conclu un pacte tacite : il aura une existence confortable, une tranquillité bourgeoise, s’il ne fait pas de vagues. Il habite ainsi sa cage dorée, dont le prix est une espèce de soumission. Celle-ci commence dès ses choix d’études, qui sont guidés par la sélection plutôt que par un choix délibéré, et se poursuit avec l’acceptation de la dissonance cognitive comme état normal dans le travail.
Comment habite-t-il l’intérieur de cette cage dorée ?
Plutôt bien. Il va chercher à optimiser ses conditions de vie, trouver le meilleur compromis entre loisir et travail. Son existence va se représenter comme un plan mathématique, défini par ces deux dimensions du travail et du loisir. Lorsque l’ingénieur à l’intérieur de sa cage s’interroge sur son désir, c’est pour savoir s’il préfère l’escalade ou la plongée, s’il a envie de s’inscrire à des cours de guitare ou de salsa, sa question essentielle, existentielle même, demeure : « Que va-t-on pouvoir faire d’original pour les vacances ? » Si on demande à un ingénieur s’il est libre, il répond qu’il est épanoui… C’est une forme d’asservissement, une obéissance heureuse.
Comment les libérer alors ? Comment amplifier et accélérer le mouvement de désertion ?
Sûrement pas en leur disant individuellement qu’ils se trompent et que leur liberté n’est pas une liberté authentique ! (rires) C’est voué à l’échec. Il faudrait créer quelque chose de massif, de l’ordre d’un mouvement social. Une tendance générale à laquelle tous les ingénieurs dissonants pourraient se raccrocher. Il faut cultiver cette dissonance, l’amplifier, elle est le symptôme que quelque chose de soi ne se laisse pas soumettre.
Pour créer ce mouvement, on doit dégrader les conditions de vie à l’intérieur de la cage, notamment qu’il leur soit moins facile de se raconter des histoires en développant une critique fine et précise des finalités réelles de leur travail. Il faudrait aussi rendre désirable l’« en dehors ». Une vie hors de la cage de l’existence bourgeoise doit apparaître comme quelque chose de concret et de tangible, et non comme un saut dans le vide. Les alternatives sont extrêmement inspirantes à cet égard. Mais c’est un projet politique qu’il s’agit de rebâtir, dans lequel les ingénieurs déserteurs peuvent jouer un rôle spécifique, en œuvrant à une réappropriation collective de la question technique dans son ensemble, souvent impensée dans nos milieux alternatifs.
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Lettre aux ingénieurs qui doutent, d’Olivier Lefebvre, aux éditions L’Échappée, mai 2023, 144 p., 14 euros. |