Perdue en Sibérie, une station météo observe le réchauffement climatique

- © Yulia Nevskaya/Reporterre
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Au milieu de la taïga sibérienne, la station Vanavara est une des plus isolées du monde. De nuit comme par -60 °C, les techniciens y relèvent depuis 1930 température, pression atmosphérique ou degré d’ensoleillement... Et constatent depuis une décennie une augmentation significative de la température.
Vanavara (Russie), reportage
C’est une maison de bois douillette, posée à l’extrémité du village en bordure de taïga, qui abrite le « centre météo-aérologique » de Vanavara. Ce village isolé de Sibérie centrale d’environ 3 000 habitants est situé à plusieurs milliers de kilomètres de Moscou.
À l’extérieur du bâtiment de la station, les instruments de mesures météorologiques et hydrologiques sont rassemblés dans un même espace, entouré d’une fine clôture grillagée. Seule une girouette dotée de capteurs transmet automatiquement ses observations aux ordinateurs de la station (température de l’air, pression atmosphérique, intensité du vent...). Les données collectées par les autres appareils sont relevées à la main.
Météorologue à Vanavara depuis trente-deux ans, Olga Chilenok, bonnet bleu gris et écharpe assortie, détaille le fonctionnement de chacun d’eux. Ici, c’est un héliographe qui mesure la durée d’ensoleillement ; là, un pyranomètre pour la puissance du rayonnement solaire ; plus loin, protégés dans des petits caissons en bois, on trouve un hygrographe qui mesure et enregistre sur un diagramme l’humidité ambiante, un anémomètre qui mesure la direction et l’intensité du vent et bien sûr un thermographe pour la température de l’air ambiant.

De l’autre côté, une rangée de thermomètres enfoncés dans la terre mesure la température du sol à différentes profondeurs (20 centimètres, 40 centimètres, 80 centimètres...). À droite, deux outils permettent de calculer la profondeur de sol gelé. Trois échelles à neige mesurent la hauteur de neige tombée... Et cet outil métallique qui ressemble à une fleur avec des pétales ouverts ? « C’est un pluviomètre, il donne le niveau de précipitations quotidiennes, pluie et/ou neige. »
La station de Vanavara emploie treize personnes au total dont six techniciens météorologues, qui se relaient sept jours sur sept, par gardes de douze heures. Ils collectent les observations tous les jours de l’année, quelles que soient les conditions climatiques, y compris la nuit en hiver par -50 ou -60 °C.
Bien qu’elle soit habituée, Olga avoue qu’elle n’est pas toujours rassurée quand il faut aller relever les données à l’extérieur car le village est entouré par la forêt sauvage à des kilomètres à la ronde. « En automne, c’est le plus dangereux car les ours ne dorment pas encore. Parfois, ils s’approchent des habitations. L’an dernier, on a aussi eu des loups, ça fait très peur », relate la quinquagénaire qui est installée depuis 1986 dans cette région au climat extrême, éloignée de toute civilisation.
Les données collectées sont transmises toutes les trois heures au centre régional hydrométéorologique, qui compile les informations des 111 stations météo réparties sur l’immense territoire de la région de Krasnoyarsk, grand comme quatre fois la France.

Igor Abraben, 50 ans, a pris la direction de la station météo de Vanavara en 2016. Outre la gestion du personnel, il assure l’entretien des appareils et les réparations nécessaires. « J’ai une formation technique supérieure. S’il faut remettre quelque chose en état, je sais faire », dit-il. Le froid extrême n’est pas un problème, l’équipement est prévu pour. « Il est stable même à -55 °C ou -60 °C degrés », précise le chef de station.
Une immense machine soviétique robuste et fiable
À l’intérieur du bâtiment, les murs au papier peint fleuri et les canapés démodés donnent un côté chaleureux à l’espace de travail, divisé en deux zones distinctes. Le rez-de-chaussée est dédié aux observations météorologiques et hydrologiques. Derrière son bureau, concentrée, Lioudmila Zizevskaya vérifie des colonnes de chiffres avant de les communiquer au centre régional.
Au premier étage, c’est le coin des techniciens aérologues. Dans la station, ils sont quatre au total et travaillent par tranches de quatre heures, deux fois par jour, le matin et le soir. Très utile dans le domaine de l’aviation, l’aérologie est l’observation des mouvements des masses d’air dans l’atmosphère : on mesure la température, la pression, l’humidité, la direction et la vitesse du vent à une altitude comprise entre 25 et 30 kilomètres, à l’aide d’une radiosonde envoyée dans les airs avec un ballon à gaz.

Cet instrument très léger, doté d’une antenne et de plusieurs capteurs, transmet directement les données aux appareils installés dans le bureau. Depuis deux ans, la station travaille sur de nouveaux équipements informatiques mais elle a néanmoins conservé sa « vieille VK », une immense machine soviétique que les techniciens continuent à utiliser une fois sur deux. Elle est « très fiable » avec sa « technologie militaire extrêmement robuste », et, en plus, fonctionne avec des « radiosondes qui coûtent près deux fois moins cher que celles de la nouvelle machine », explique Tatiana Chichova, 67 ans, aérologue dans la station depuis quarante-et-un ans.
« Le ballon est lancé deux fois par jour à 7 h 30 précises le matin et le soir », poursuit la pétillante sexagénaire aux cheveux courts qui se maintient en forme en pratiquant l’aérobic et la danse orientale pendant son temps libre. Le lancer se fait toujours par deux. « On a cinq minutes pour envoyer le ballon, une personne est derrière la machine, une autre dehors avec la radiosonde à laquelle elle attelle le ballon. » Quand tout est bon, la personne à l’intérieur allume le signal : une lumière rouge qui indique le go. « Même avec des années d’expérience, ce moment-là est toujours un petit stress, le cœur s’emballe toujours un peu », confie l’aérologue. Il faut dire que les observations aérologiques sont très importantes pour assurer la sécurité du transport aérien.

La création de stations disséminées sur le territoire remonte aux années 1930
En Sibérie centrale, les toutes premières observations météorologiques sont très anciennes, elle ont commencé dès le XVIIIe siècle. Cependant, la création systématique de stations disséminées sur le territoire remonte aux années 1930. À Vanavara, qui n’était alors qu’une petite base d’éleveurs de rennes et de chasseurs du peuple Evenk, la station existe depuis 1932. « Avant, elle était située dans le centre du village et faisait seulement des mesures météorologiques. À partir de 1953, les observations aérologiques ont commencé », détaille Igor Abraben.
La bâtiment actuel date de 1995. Tatiana Chichova montre par la fenêtre à quelques centaines de mètres une maison en bois surmontée d’un gros ballon blanc : « C’est notre ancienne station. Elle s’appelait “la météorite”, se souvient-elle. « À l’époque, on notait tout à la main avec du papier millimétré ! »

Ce jeudi 21 octobre, le soleil est radieux. Le thermomètre affiche exactement +5,7 °C à Vanavara. Une température anormalement élevée pour la saison en Sibérie centrale, d’ordinaire recouverte d’un manteau blanc et froid dès les débuts de l’automne. Toutefois, cela n’étonne guère les météorologues de la station qui constatent depuis des années un changement du climat mais ne souhaitent pas le commenter. « On ne fait que recueillir et transmettre les observations, on ne les analyse pas », rappelle Igor Abraben.
Pour obtenir des données consolidées, il faut se rendre à Krasnoyarsk, la capitale régionale, située à plus de 1 000 kilomètres au sud-ouest de Vanavara. Selon les données du centre régional d’hydrométéorologie, subdivision de Roshydromet [1], la Sibérie centrale, qui s’étend de la République de Touva au sud à la péninsule du Taïmyr à l’extrême nord (Arctique), a connu « une augmentation significative de sa température annuelle moyenne au cours de la dernière décennie ». L’année 2020 a été la plus chaude depuis 1936, avec une température annuelle moyenne supérieure de +3,8 °C à la norme.

Au global, entre 1991 et 2020, le réchauffement observé est de 0,19 °C chaque dix ans. « Cela peut paraître faible, mais en réalité c’est un changement considérable, car il s’agit d’un chiffre moyen sur toute la région, souligne Ivan Gordeev, chef du centre d’hydrométéorologie. Or quand on observe par zone, on constate que pour la péninsule du Taïmyr la hausse est cinq fois plus importante (1,07°C). » Un chiffre très alarmant qui corrobore les inquiétudes des climatologues : l’Arctique se réchauffe beaucoup plus vite que la planète et la tendance ne fait qu’accélérer.