Pour les lecteurs de Reporterre, « voter “utile”, c’est renoncer à son choix »

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Politique Elections 2017La perspective de la victoire de Marine Le Pen à l’élection présidentielle a enclenché la dynamique du vote dit « utile », consistant à donner son suffrage au candidat le mieux à même de battre le Front national. Ce vote « stratégique », qui participe à la perte du sens de ce que devrait être une élection, ne convainc pas les lecteurs de Reporterre.
« Je ne vote pas idéologiquement, je vote pour la personne la mieux placée et la faire gagner à 70 %-30 %, je vote contre Marine Le Pen. » Le 26 février dernier, au micro de France Inter, l’ancien eurodéputé écologiste Daniel Cohn-Bendit lance son pavé dans la mare électorale, rejoignant la valse des ralliements stratégiques au candidat d’En Marche !, au nom du vote utile : « Qui peut le mieux battre Marine Le Pen au deuxième tour ? Si c’est François Fillon qui est au deuxième tour, la gauche ira très difficilement voter ; si c’est Benoît Hamon, la droite n’ira pas voter, donc si vous voulez vraiment nous éviter Marine Le Pen, Emmanuel Macron au jour d’aujourd’hui est le mieux placé. »
Un mois plus tôt, l’ancienne ministre de l’Environnement Corinne Lepage annonçait son soutien à Emmanuel Macron sur Reporterre, usant des mêmes arguments du barrage au Front national : « Notre premier souci est d’éviter une présidence Le Pen ou une présidence Fillon. Or, il n’y a qu’un candidat aujourd’hui en capacité de parvenir au deuxième tour, même si cela reste encore difficile : c’est Emmanuel Macron. » De Claude Bartolone à Bertrand Delanoë, les appels au vote utile se sont ainsi multipliés au cours des dernières semaines, largement relayés par les médias.
Mais « le vote utile n’est pas une notion très rigoureuse d’un point de vue scientifique, il s’agit plutôt d’un concept développé par les commentateurs des élections, difficile à quantifier et multiple », dit à Reporterre Rémi Lefebvre, enseignant chercheur en sciences politiques à l’université Lille-2. « Le vote utile se définit comme l’opposé du vote d’adhésion, poursuit-il. Le choix de l’électeur est alors dicté par des considérations stratégiques plutôt que par des préférences et des convictions : il élit la moins mauvaise option en fonction de l’offre et du contexte politique. »
« Il s’agit d’empêcher la victoire de son pire ennemi », confirme Bruno Cautrès, chercheur au Cevipof. Il préfère parler de « vote stratégique » et d’électeurs stratèges, qu’il décrit comme des personnes très bien informées et politisées.
Des électeurs perdus, indécis, et « volatiles »
Dans l’établissement de cette stratégie, deux éléments sont déterminants : les sondages d’opinion… et la présence anticipée de Marine Le Pen au second tour, qui fausse la donne, selon Thibaud Rioufreyt, chercheur associé au laboratoire Triangle de Lyon : « Il ne s’agit plus d’une élection à deux tours, puisqu’un des deux fauteuils des finalistes semble déjà occupé. » Pour lui, la folle campagne de 2017 a complètement déréglé la machine bien huilée des institutions de la Ve République : « Le désistement surprise de François Hollande, l’éclatement des candidatures, la montée du Front national, les affaires judiciaires et les primaires concourent à perdre les électeurs, les sondeurs et la classe politique. »
Outre une campagne électorale complexe, l’offre politique est, elle aussi, plus brouillonne. « Les partis sont de moins en moins identifiés à des orientations stables et claires, les familles politiques sont plurielles : il existe plusieurs courants idéologiques — très différents — chez les écologistes ou chez les socialistes », illustre Rémi Lefebvre. Thibaud Rioufreyt pointe pour sa part une « désintellectualisation massive » au sein des partis : « Il n’y a plus de structuration idéologique des différences, les alliances entre partis ou entre candidats ne se font plus sur un fondement idéologique, mais en suivant une logique de clientèle. »

Résultat de ce flou idéologique, les électeurs se retrouvent perdus, indécis, et « volatiles ». D’après les derniers sondages, un Français sur trois environ (38 % selon BVA, 31 % selon Ifop) n’aurait pas encore décidé pour qui il va voter ou peut encore changer d’avis. « Cette indécision peut favoriser le vote utile : “Je ne sais pas qui choisir, donc j’élis le moins pire ou le mieux placé” », déduit Rémi Lefebvre, qui craint une dégénérescence de la démocratie avec l’essor du vote stratégique. « L’élection est déjà en elle-même un principe limitatif de la démocratie, puisqu’elle consiste pour le citoyen à déléguer son pouvoir pendant un mandat, explique le chercheur. Si, de surcroît, on ne vote plus pour exprimer des convictions, mais pour exprimer un refus, un calcul, un choix par défaut… on perd complètement le sens du vote. » Pour chacun des principaux candidats, les électeurs d’adhésion, de cœur, seraient minoritaires, selon le chercheur : « Nombre d’électeurs de Marine Le Pen ne désirent pas vraiment la voir gagner, mais expriment une contestation », donne-t-il comme exemple.
Pour redonner une signification à l’élection, il préconise un scrutin proportionnel. D’autres, comme les mathématiciens Michel Balinski et Rida Laraki, réfléchissent à un mode de décision collectif où les citoyens évalueraient chaque candidat, leur donnant des mentions : leur proposition de « jugement majoritaire » est détaillé en bande dessinée ici.
L’utilité même du vote utile est remise en cause
Thibaud Rioufreyt s’interroge quant à lui sur les limites de ce vote utile : jusqu’où est-il possible de choisir quelqu’un qui ne représente pas ses idées ? Il estime que le vote Macron ne peut résulter d’une seule stratégie anti-FN : il doit comporter une part d’adhésion. « En poussant à un verdissement du candidat d’En Marche !, Corinne Lepage a rendu possible le vote Macron pour les écologistes », dit le politologue. Autrement dit, elle l’a transformé — du moins dans les discours — d’écolo-insensible à écolocompatible.
« Ainsi verdi, Emmanuel Macron devient une hypothèse crédible et souhaitable pour une partie de l’électorat écologiste plutôt social-libérale et très pro-européenne, poursuit-il. En plus, avec sa stratégie de l’extrême centre, il répond à cette idée d’une écologie qui transcenderait le clivage gauche/droite. »
Outre ces limites idéologiques, l’utilité même du vote utile, son efficacité, est régulièrement remise en cause. « Bien entendu, il ne s’agit pas d’ignorer la menace du FN ni d’évacuer la rationalité stratégique de certains votants qui veulent à tout prix éviter Marine Le Pen, estime Rémi Lefebvre. Mais à long terme, les appels réguliers depuis plusieurs années au vote utile n’ont jamais fait reculer le Front national, au contraire. »
Laurence, lectrice de Reporterre, a pratiqué à maintes reprises ce vote stratégique, mais elle a décidé de ne plus le faire, car il s’agit pour elle « d’un piège qui dévoie la politique de ce qu’elle devrait être : choisir le moins pire sur la base de sondages, dont on sait à quel point ils peuvent se tromper, ce n’est pas choisir, mais admettre que son vote personnel n’a pas d’importance, nous écrit-elle. Il faut voter pour ses idées, c’est la seule façon de redonner à la politique ses titres de gloire — et sa réelle importance. » Même son de cloche chez Alan, qui nous dit observer désabusé certains de ses proches s’apprêter à voter Macron : « Les sondages ne devraient pas dicter notre vote. Nous ne devons pas perdre de vue le fait que nous avons le choix, tant que nous sommes en démocratie. Le vote utile, c’est renoncer à ses choix. »
« Le vote utile a longtemps été un argument du Parti socialiste pour assurer son hégémonie à gauche, ajoute Rémi Lefebvre. Mais aujourd’hui, cette stratégie s’est retournée contre lui : elle a profité à Emmanuel Macron et pourrait désormais servir Jean-Luc Mélenchon. » En témoignent les nombreux témoignages que nous avons reçus dans la boîte mél de la rédaction et sur notre compte Facebook, à l’instar de celui de Clémentine : « Je suis en plein dilemme, j’ai des blocages à voter Mélenchon, mais je me dis qu’aujourd’hui, c’est en quelque sorte voter utile afin que la gauche soit au second tour ! »