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Climat

Pour lier écologie et social, un « écosyndicat » est né, mais suscite le débat

L’association Pour un printemps écologique a lancé un « écosyndicat » en janvier dernier. Objectif : intégrer les enjeux environnementaux au dialogue social. « Éparpillement de l’énergie », « méconnaissance de l’histoire syndicale », « entre-soi des cadres »... Ce nouveau syndicat ne fait pas l’unanimité.

Ce samedi 14 mars, les écolos espèrent réitérer le succès de la marche pour le climat du 16 mars 2019, qui avait réuni plus de 350.000 personnes partout en France. Pour ce faire, associations et syndicats ont joint leurs forces et multiplient les appels communs. Nouveauté 2020, parmi les organisateurs de la manifestation se trouve un « écosyndicat ». Créé en janvier dernier par la toute jeune association Pour un printemps écologique, ce collectif porte « la conviction que les enjeux environnementaux doivent être intégrés de toute urgence au dialogue social et à notre conception collective du travail ». Dès son lancement, l’organisation n’a pas manqué de susciter des interrogations, notamment de la part du groupe politique d’Ingénieurs engagés. « Franchement, pourquoi créer un écosyndicat ? » s’interroge-t-il dans un texte envoyé à Reporterre.

Nous avons donc cherché à y voir plus clair, en rencontrant l’un des fondateurs de l’association. Maxime Blondeau a étudié l’anthropologie, avant un master en affaires publiques à Sciences Po, où il donne désormais des cours sur les mutations du travail. Sur le net, il raconte ainsi la genèse du mouvement : « En novembre 2018, avec quelques amis, nous avons lancé un appel à l’engagement des professionnels pour la préservation de la biodiversité et du climat. Nous avions cette conviction que les entreprises portent une responsabilité dans les dérèglements contemporains et qu’elles doivent faire partie de la solution ». L’initiative a rencontré un petit succès, et des groupes se sont rapidement formés pour réfléchir aux actions possibles. « Pour agir sur les entreprises, il existe le "name and shame" [1], qui consiste à dénoncer publiquement les agissements des firmes, la réglementation, malheureusement trop souvent affaiblie par le poids des lobbys, et la RSE [responsabilité sociale et environnementale des entreprises] qui n’est pas contraignante », dit Maxime Blondeau à Reporterre.

Capture d’écran du site de l’éco-syndicat Pour un printemps écologique.

À force de discussions, une nouvelle voie leur est apparu : la négociation collective. « Les organisations syndicales sont les seules à pouvoir signer des accords contraignants en entreprise, explique-t-il. Elles ont de multiples leviers pour peser, comme les référendums d’entreprise ou les négociations sur les conventions collectives. » Ni une ni deux, l’association Pour un printemps écologique a été constituée en vue d’appuyer la création d’écosyndicats. Première étape : élaborer un corpus de revendications, autour de cinq axes principaux : « Promouvoir les pratiques écoresponsables » ; « anticiper les mutations de l’emploi pour concilier transition écologique et justice sociale », autrement dit accompagner la conversion des filières émettrices ; « adapter les modes de gouvernance », en poussant à des rémunération des dirigeants « corrélées à des objectifs climatiques », selon M. Blondeau, ou en intégrant des critères environnementaux dans la comptabilité ; « généraliser les bilans carbone et atteindre les objectifs climatiques » ; « peser collectivement sur les choix technologiques », en permettant par exemple à des salariés de s’opposer à la 5G au sein de leur entreprise.

« Quelques cadres cherchent à se dédouaner de leur participation à l’appareil économique », dénonce un collectif

Un beau programme qui n’a pourtant pas convaincu le groupe politique d’Ingénieurs engagés, qui s’est donné pour mission de politiser ce milieu. D’après eux, l’écosyndicat a surtout pour objectif de « rendre les activités des entreprises écologiquement et socialement acceptables » : « Quelques cadres s’intéressant au sens dans leur travail cherchent à se dédouaner de leur participation à l’appareil économique », dénonce le collectif, pointant le cursus universitaire très « grandes écoles » des fondateurs de Pour un printemps écologique. Joint par Reporterre, Ilan craint ainsi un « entre-soi des cadres qui laissera de côté les travailleurs ». Le sociologue Karel Yon, qui suit de près le mouvement syndical, doute lui aussi que l’initiative provoque un engouement des employés, car « ce qui fait que des salariés s’engagent dans un syndicat, ce sont des enjeux immédiats qui touchent aux salaires, au conditions de travail, aux tensions avec l’employeur, explique-t-il. Hormis peut-être pour des jeunes salariés déjà favorisés. »

Maxime Blondeau fait valoir la diversité des profils des premiers engagés – « de tous âges, de tous métiers » et pas tous métropolitains – et cible les 93 % de salariés non syndiqués dans le secteur privé. « On propose aux gens de s’engager non pas pour un intérêt propre mais pour l’intérêt général », dit-il. Parmi les nouveaux adhérents, on trouve un technicien chauffagiste à Lyon – qui se dit, dans un message électronique, « sensible à votre appel, car j’exerce une profession qui est et sera en première ligne face à la transition énergétique » – des fonctionnaires, ou encore un responsable marketing digital dans la banque qui raconte, séduit : « N’ayant jamais été syndiqué, je pense que le poids des salariés pour infléchir la stratégie de l’entreprise dans un contexte d’urgence climatique est capital. » L’association vise 20.000 membres avant la fin de l’année. Et pour le moment, il y aurait affluence : « On reçoit beaucoup de demandes d’adhésion et de création de groupes locaux, mais on manque encore de forces vives pour coordonner et accompagner la dynamique », dit M. Blondeau.

Cela sera-t-il suffisant ? Selon Dominique Andolfatto, spécialiste des syndicats, « l’initiative est intéressante, mais ils ne pourront pas peser dans les négociations collectives tant qu’ils n’accéderont pas à la représentativité ». Sans ce sésame, une organisation n’a que très peu d’influence sur la vie d’une entreprise. « Les règles des élections professionnelles sont faites pour favoriser les anciens syndicats », explique le politologue. Les nouveaux venus doivent notamment attendre deux ans d’existence avant de se présenter, puis ne peuvent prendre part au vote que si un second scrutin est organisé, en cas d’une faible participation des salariés. « Une telle configuration n’arrive que rarement », conclut le chercheur. « On s’attaque clairement à une montagne, reconnaît Maxime Blondeau. Mais si on y parvient, on pourra impulser de profonds changements dans l’appareil productif. »

Lors de la marche pour le climat de décembre 2018.

La critique la plus fréquente concerne cependant la concurrence faite aux autres organisations professionnelles. « Quel intérêt y a-t-il à mettre en opposition les syndicats existants avec une nouvelle entité qui se permet de s’accaparer la défense des intérêts environnementaux ? » se demande ainsi le groupe politique d’Ingénieurs engagés. En pleine mobilisation contre la réforme des retraites, la pilule du Printemps écologique a eu du mal à passer pour Ilan : « Comme beaucoup d’autres, je suis régulièrement en grève depuis le 5 décembre, dit-il. On galère, des gens ont touché zéro euro de salaire, et là, on a des personnes qui nous disent "on va faire un truc sérieux et inédit, on va faire de l’écologie dans les entreprises" ».

Les préoccupations environnementales sont loin d’être nouvelles parmi les organisations professionnelles

L’association Pour un printemps écologique met en avant une « complémentarité » avec les autres organisations, qui pourrait se matérialiser à travers une possible « double adhésion » à l’écosyndicat et à une autre structure, ainsi que par des actions communes. Mais pour Karel Yon, « le problème de la faiblesse syndicale tient au fait qu’il y a une faible implantation syndicale dans les entreprises, c’est donc un problème de force de frappe des organisations. Répondre à ce défi, c’est se donner les moyens d’étendre la présence dans les déserts syndicaux, notamment dans les petites entreprises. Donc créer une organisation de plus à partir de rien, c’est éparpiller les moyens. »

Côté syndical justement, la création de l’écosyndicat a été accueillie « avec étonnement », par Éric Beynel, délégué général de Solidaires. « On ne les connaît pas, il n’y a pas eu de contact en amont de leur création. On est ouverts aux rencontres, au travail en commun, mais ce qui nous semble important, c’est que ça ne nous fasse pas perdre du temps face à l’urgence sociale et écologique. Le risque, c’est d’éparpiller l’énergie. » Surtout, il rappelle que « pour certaines organisations, les préoccupations écologiques sont devenues centrales ». Avec plusieurs ONG écolos, Solidaires et la CGT ont en effet co-signé l’appel à manifester le 14 mars, insistant sur « l’urgence d’affronter ensemble les crises écologiques et sociales » à travers « une profonde remise en cause du système politique et économique ».

Sans oublier le Syndicat national de l’environnement (SNE), rattaché à la FSU, qui s’adresse « à tous les personnels qui, sur l’ensemble du territoire national, exercent des missions dans le domaine de l’environnement » et a mené de multiples combats « pour la prise en compte de l’environnement par les différents pouvoirs politiques à tous niveau », signale Pascal Wahnem, co-secrétaire national du syndicat. Dés 1985 le SNE publiait son « livre vert », intitulé Éléments pour une politique de l’environnement.

Attention donc à ne pas réinventer l’eau chaude ! « La conscience aiguë de l’urgence écologique entraîne une forme de présentisme, une focalisation dans le temps présent, au sein du mouvement écolo », déplore Renaud Bécot, chercheur en histoire environnementale, qui observe ainsi une « méconnaissance de l’histoire syndicale » de la part de l’écosyndicat. Car les préoccupations environnementales sont loin d’être nouvelles parmi les organisations professionnelles.

« Depuis fin du XIXe siècle, des syndicalistes ont porté des revendications sur la protection des salariés contre les produits toxiques et des revendications sur l’aménagement urbain, en lien avec l’accès aux lieux de travail mais aussi aux espaces verts », rappelle M. Bécot. C’est surtout dans les années 1960 et 1970 qu’on a vu apparaître un « environnementalisme ouvrier » : « Il s’agit d’une forme d’environnementalisme qui ne s’attache pas en premier à défendre une certaine idée de la nature en elle-même, mais qui s’ancre dans les préoccupations quotidiennes des classes ouvrières et populaires, explique l’historien, auteur d’un article à ce sujet (un résumé est disponible ici). On parlait alors plutôt de cadre de vie, de contamination. Les questions de santé rendaient tangibles de manière immédiate les transformations des écosystèmes. » Ceci aboutit à une remise en cause du « paradigme redistributif », selon M. Bécot. « Les compromis sociaux obtenus après-guerre reposaient sur l’idée d’une croissance économique continue et la conviction que cela permettrait à terme une meilleure redistribution des richesses. Les organisations se centraient sur la négociation de la répartition des points de PIB ».

Green Ban (Boycott vert) : manifestation de 1972 à Sidney.

Portée par des ouvriers syndiqués, en particulier au sein de la CFDT d’alors, cette critique des activités productives a pris corps dans les territoires les plus industriels un peu partout dans le monde. En Australie, des ouvriers du bâtiments ont expérimenté les green bans (boycotts verts), en empêchant la construction d’infrastructures destructrices des écosystèmes. En 1970, des ouvriers de la ville industrielle de Minamata, au Japon, contaminés par le métylmercure, appelèrent à une « grève de la pollution ». En France, les mobilisations, qui réunissaient des ouvriers et des acteurs extérieurs aux usines – étudiants, scientifiques, associatifs –, ont débouché sur l’adoption de régulations industrielles et de politiques environnementales inédites, à travers, entre autres, la fixation de seuils limites d’exposition aux polluants.

Cet environnementalisme ouvrier s’est fait moins visible à partir de la fin des années 1970. En cause, le lent déclin du mouvement syndical, mais aussi le confinement des problèmes sanitaires et environnementaux au sein des entreprises et des comités techniques, traités via des négociations salariales et des rapports d’experts. Depuis quelques années, à la faveur de leur participation au mouvement altermondialiste ou aux sommets climat de Copenhague et de Paris, « les syndicats ont été ramenés à une réflexion écologique, constate M. Bécot. Il existe une volonté claire des organisations syndicales d’investir davantage les questions environnementales », même si elles n’ont pas toujours conscience de ce passé militant riche.

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