Retraites : la vie ne se réduit pas au travail, affirme la pensée écologique

Travail à la chaîne dans une entreprise de préparation de pommes en italie. - Unsplash / Arno Senoner
Travail à la chaîne dans une entreprise de préparation de pommes en italie. - Unsplash / Arno Senoner
Durée de lecture : 7 minutes
Emploi et travail Retraites Culture et idéesLe travail ou la vie ? Au-delà d’un débat qui porterait simplement sur l’âge de la retraite, l’écologie politique repense la logique du travail vis-à-vis du temps libre et de l’impératif de sobriété.
« Valeur travail » contre droit au temps libre ? À l’arrière-plan de la lutte contre la réforme des retraites se joue le partage de nos existences entre travail et temps libre. D’un côté, le gouvernement justifie sa réforme par la « valeur travail », placée par Emmanuel Macron au cœur de son second quinquennat. De l’autre côté, des travailleurs meurtris répondent qu’ils ne peuvent donner davantage de leur vie.
La réforme, rejetée par l’opinion publique et qui divise jusqu’au sein de la majorité présidentielle, a réussi à fédérer contre elle un front syndical et politique qui s’exprime d’une seule voix. C’est un fait d’autant plus surprenant que la question du travail et de la valeur du temps libre divise à gauche : il y a quelques mois à peine, Sandrine Rousseau (EELV) et Fabien Roussel (PCF) s’empoignaient à ce propos, la première défendant le « droit à la paresse », le second se plaçant du côté de « la France du travail ».
« Une grande et significative amnésie à gauche »
C’est qu’il y a longtemps eu à ce sujet « une grande et significative amnésie à gauche », constate le philosophe Serge Audier dans La cité écologique et ses ennemis (La Découverte, 2017). Beaucoup de penseurs de gauche ont ainsi épousé « l’idéologie du travail », comme l’observait le philosophe écologiste Jacques Ellul. Cette idéologie a « convaincu l’homme que la seule utilisation normale de la vie était le travail » (revue Foi et vie, 1980). Ce faisant, le retraité se retrouve dans une impasse : privé de l’assise sociale que constitue le travail, il « se sent frustré du principal. Sa vie n’a plus de productivité, de légitimation, il ne sert plus à rien ».
Un siècle avant Ellul, Paul Lafargue critiquait déjà le « dogme du travail » dans son célèbre ouvrage Le droit à la paresse (1880). Le gendre de Karl Marx s’y interrogeait sur « l’étrange folie » qu’est l’amour que la classe ouvrière porte au travail. Il l’attaquait frontalement. Le travail est, écrivait-il, « la cause de toute dégénérescence intellectuelle, de toute déformation organique ». Il plaçait alors tous ses espoirs dans le progrès technique et l’avènement du « peuple des machines ».
Lafargue, même s’il n’appartient pas à la tradition de l’écologie politique, est intéressant en ce qu’il incarne cette foi dans l’idée que les machines feront le travail à notre place, une voie qui subsiste aujourd’hui sous la forme de l’accélérationnisme de gauche. Hérité du Saint-Simonisme, l’espoir placé dans les machines a pour l’heure été démenti par les effets concrets des technologies sur le travail. Loin de remplacer les humains, les machines reconfigurent nos manières de travailler ; et de nombreux emplois peu qualifiés sont nécessaires pour permettre leur fonctionnement, qu’il s’agisse d’agents de maintenance ou des « travailleurs du clic » qui entraînent les intelligences artificielles.
Depuis Lafargue, le temps libre a gagné du terrain sur le temps de travail, sans cependant que ne soit votée « une loi d’airain défendant à tout homme de travailler plus de trois heures par jour ». Dans les années 1970 émergea une question gênante, posée par le philosophe Jean Baudrillard : alors que le temps de travail salarié diminue, dans quelle mesure notre temps libre est-il vraiment « libre » ?

Pour l’auteur de La société de consommation (1970), il est devenu « impossible de perdre son temps » : le temps libre doit aussitôt être réinvesti dans des activités de consommation (voyage, tourisme, activités culturelles) qui sont une forme de capital social et culturel.
« Il n’y a bien sûr pas plus d’égalité des chances, de démocratie du temps libre qu’il n’y en a pour les autres biens et services », explique Baudrillard, qui en conclut : « Dans ce sens, le travail ne se distingue plus des autres pratiques, et en particulier de son terme adverse, le temps libre . »
Prendre en compte les « besoins réels » des ouvriers
Aliénation du travail ou aliénation du temps libre phagocyté par la logique marchande, l’horizon apparaît bouché. Il y a pourtant une voie, portée par les pionniers de l’écologie politique, pour protéger le temps libre à la fois des cadences de l’usine et des algorithmes de recommandation de YouTube et Netflix. Elle est à chercher du côté de l’écosocialiste William Morris, ardent critique du consumérisme porté par la révolution industrielle.
À la fin du XIXᵉ siècle, Morris s’est engagé dans le mouvement Arts and Craft, qui entendait revaloriser l’artisanat et repenser le sens donné au travail. L’un des piliers de la pensée de Morris était la possibilité de « moduler le travail selon les besoins réels » des ouvriers. Morris voyait deux avantages à produire des biens de bonne qualité, avec une véritable valeur esthétique : d’abord, le plaisir que prend l’artisan à fabriquer l’objet ; ensuite, le plaisir de celui qui l’acquiert, et qui pourra en faire un usage plaisant grâce au temps libre qu’il aura gagné en étant sorti du modèle de l’économie capitaliste.
« Nous nous sommes rendu compte de nos besoins et notre production se réduit ainsi à ces besoins, écrit William Morris ; comme rien ne nous oblige à fabriquer d’immenses quantités de choses inutiles, nous disposons du temps et des ressources qui nous permettent de prendre en considération le plaisir que nous procure la fabrication. »
Atteindre une « réelle autogestion du temps »
Cette manière de repenser le temps libre est aussi portée par le journaliste et philosophe André Gorz, dans un texte qui imagine ce que serait une « civilisation du temps libéré ». Gorz constate que « l’économie produit massivement, aujourd’hui […] le temps libéré des nécessités et contraintes économiques ».
Il dessine alors les bases d’une organisation du temps qui ne viserait pas uniquement à remplir le temps libre par des services ou des divertissements, mais qui favoriserait « la prise en charge, par chaque personne et communauté, de sa propre existence, de son cadre de vie, de la vie de la cité, de la définition et du mode de satisfaction de ses aspirations et désirs, des modalités de la coopération sociale ».
Selon lui, cette redistribution du travail serait permise par l’introduction d’un « revenu social » en complément du « revenu du travail », mais ne devrait pas prendre un modèle uniforme. Gorz ne prône ni la semaine de quatre jours, ni celle de vingt-cinq heures, qui était alors annoncée par la gauche néerlandaise, ni le droit à un an de congé tous les cinq ans alors en vigueur au Canada, comme solutions uniques : pour lui, « la libération du temps ne mérite son nom que si elle offre le choix entre une large gamme de modalités », afin d’atteindre une « réelle autogestion du temps et des horaires ».
Travailler pour la sobriété ?
Poursuivant aujourd’hui la réflexion d’André Gorz, Aurélien Berlan, qui se présente comme un « philosophe-jardinier », alterne quant à lui des périodes de travail à la table d’écriture et des périodes de labeur aux champs. Il en tire une conclusion légèrement différente de la société idéale de Gorz : « On entend souvent dire que dans une société soutenable, on consommerait moins et donc on travaillerait moins, expliquait-il à Reporterre. C’est par exemple ce que disent certains promoteurs de la décroissance. Mais en réalité, si l’on consommait moins d’énergies (notamment fossiles), il y aurait un plus fort besoin de recourir au travail physique, et donc à l’énergie musculaire, dans nos activités de tous les jours — qu’il s’agisse de se déplacer, de construire une maison ou de fabriquer des outils. Plutôt que d’un droit à la paresse, il faut se préparer à mettre la main à la pâte si on veut parler sérieusement de sobriété. » Voilà une autre bonne raison d’avancer l’âge de départ à la retraite : il faut être en forme pour pouvoir prendre en charge ses conditions matérielles d’existence.