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EntretienCulture et idées

« Le véritable assistanat, ce sont les subventions accordées aux entreprises fossiles »

La mine de Garzweiler (Allemagne) en 2021. Des excavatrices de 100 mètres extraient environ 15 à 20 millions de tonnes de charbon par an.

Alors que les chômeurs sont taxés d’assistés, le philosophe Aurélien Berlan rappelle que ceux que l’État soutient massivement, ce sont les grands groupes responsables de la catastrophe climatique.

Lors de la Fête de l’Huma, Fabien Roussel, le secrétaire national du Parti communiste, provoquait l’ire de la gauche en opposant « la gauche du travail » à « celle des allocations ». Selon Éric Coquerel, Fabien Roussel reprend un « vocabulaire de droite » et « pour le coup, parle comme Emmanuel Macron ». Pour le socialiste Olivier Faure, « on ne peut pas laisser penser qu’il y a des gens qui feraient le choix de l’inactivité. Ça peut arriver (…) mais ils sont minoritaires ». Sandrine Rousseau, la députée écologiste, a elle défendu un « droit à la paresse ». Car dans une société écologique, « on se pose, on prend le temps du lien, on prend le temps du soin et on prend le temps en fait d’être heureux ».

Selon le philosophe Aurélien Berlan, auteur de Terre et liberté (2021), la gauche s’est laissée illusionner par la promesse de délivrance du travail grâce aux machines. Pour lui, la véritable émancipation est dans la « reprise en main de nos conditions de vie en tâchant de pourvoir nous-mêmes à nos besoins ».



On oppose la « gauche des allocations » de Roussel au « droit à la paresse » de Rousseau. Elles ne sont, en réalité, pas opposées selon vous.

Oui car ces deux alternatives présupposent un même cadre de pensée qui, lui, n’est pas questionné : ce qu’on pourrait appeler le paradigme industrialiste. Les positions respectives de Sandrine Rousseau et de Fabien Roussel sont peu ou prou celles qui s’affrontent, dans la gauche industrialiste, depuis plus d’un siècle. La première consiste à dire que « le socialisme, c’est travailler beaucoup », selon la formule du premier chancelier social-démocrate allemand Friedrich Ebert. Il s’agissait alors de valoriser le travail, à la fois parce qu’il fallait reconstruire le pays après la Première Guerre mondiale, mais aussi par identification (et mythification) de la figure sociale et révolutionnaire du travailleur et plus précisément de l’ouvrier d’usine. En suivant cette ligne de pensée, le socialisme se retrouve pourtant en parfaite adéquation avec l’idéologie capitaliste, qui valorise le travail et la productivité comme des fins en soi.

La seconde position de gauche, c’est l’idée que grâce au développement industriel, on aboutira à une société d’abondance dans laquelle nous serons toutes et tous, au final, délivrés du travail. C’est par exemple ce que soutenait le gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, dans Le droit à la paresse (1880), qui se conclut par l’idée que la machine est le rédempteur qui offrira à tout le monde la liberté et les loisirs.

Pourquoi ce droit à la paresse ne serait-il pas compatible avec un mode de vie plus sobre ?

Parce que nous ne pouvons plus faire aujourd’hui l’économie de la question énergétique. Si l’on veut envisager un mode de vie soutenable, il faudra aller vers une société qui consommera beaucoup moins d’énergie. Ceci parce que les ressources dont nous disposons sont limitées, et plus encore les capacités de la biosphère à absorber les effets secondaires de leur utilisation — le CO2 bien sûr, et toutes les autres pollutions provoquées par la production et la consommation de toute énergie, même non fossile. Le véritable assistanat, dans cette perspective, ce ne sont pas les allocs concédées aux gens mis au chômage par l’automatisation des process de production, ce sont les subventions accordées par les gouvernements aux entreprises qui produisent de l’énergie et aux banques qui les financent [les énergies fossiles auraient coûté 5 100 milliards d’euros à la collectivité en 2020]. Le « pognon de dingue », c’est celui que l’État français a investi et continue d’investir pour sauver la filière nucléaire, et pour renflouer les banques.

Cet outil — des rouleaux « croskigage » — a été créé par l’Atelier paysan. L’Atelier paysan

On entend souvent dire que dans une société soutenable, on consommerait moins et donc on travaillerait moins. C’est par exemple ce que disent certains promoteurs de la décroissance. Mais en réalité, si l’on consommait moins d’énergies (notamment fossiles), il y aurait un plus fort besoin de recourir au travail physique, et donc à l’énergie musculaire, dans nos activités de tous les jours — qu’il s’agisse de se déplacer, de construire une maison ou de fabriquer des outils. Plutôt que d’un droit à la paresse, il faut se préparer à mettre la main à la pâte si on veut parler sérieusement de sobriété. C’est d’ailleurs ce que font déjà les collectifs qui expérimentent des modes de vie alternatifs plus autonomes.


L’émancipation ne proviendra donc ni du droit à la paresse, ni de la valeur travail ?

Ce sont les deux écueils à éviter. D’un côté, rappelons que la promotion de la valeur travail est l’un des piliers du capitalisme. C’est grâce à ce discours que les riches peuvent dire aux pauvres que s’ils sont démunis, ce n’est pas à cause d’un système bâti autour de l’accaparement des richesses par une minorité et de la mise au chômage technologique, mais parce qu’ils ne travaillent pas assez, ou pas assez intelligemment.

D’un autre côté, on ne peut plus faire la promotion de la paresse en vertu de la croyance que les machines finiront par faire le boulot à notre place. La gauche industrialiste a ainsi, dans le sillage des bourgeois libéraux et des aristocrates avant eux, identifié la liberté à ce que j’appelle la « délivrance » : le fait d’être déchargé de toutes les tâches quotidiennes pénibles et/ou routinières dont nous n’avons guère envie de nous acquitter nous-mêmes (produire notre nourriture, la cuisiner, fabriquer certains de nos outils, prendre soin des nôtres…). Grâce au développement des forces productives, nous n’aurions plus à nous soucier de tout ce qui concerne notre subsistance. Mais si on y réfléchit bien, cette délivrance de nos conditions matérielles d’existence consiste à faire faire ce qu’on ne veut pas faire soi-même. Et il n’y a que deux manières de s’y prendre : soit ce sont d’autres personnes qui les font pour nous — auquel cas on exploite des humains —, soit ce sont des robots — auquel cas, on exploite des ressources. Bref, la liberté ainsi conçue suppose la domination des humains et de la nature.

Lire aussi : Dans les campagnes, « nous pouvons reproduire de petites sociétés autogérées »


Qu’est-ce qui permettrait, alors, l’émancipation ?

Pour réfléchir à une émancipation du système capitaliste, il faut remonter à une autre conception de la liberté, qui a été un peu oubliée en Occident : vivre libre, ce n’est pas être déchargé des nécessités de la vie, mais les prendre en charge nous-mêmes. C’est ce que tentent aussi de faire en partie celles et ceux qui sont en quête d’autonomie matérielle (énergétique, alimentaire, etc) aujourd’hui : reprendre en main leurs conditions de vie en tâchant de pourvoir eux-mêmes à leurs besoins. C’est ainsi que nous pourrons sortir de notre dépendance à l’égard du système capitaliste, et donc de notre impuissance face à lui.

Raphaël, 96 ans, cultivait dans les jardins de la Buisserate près de Grenoble, en 2020. Ces 5 000 m² de verdure sont désormais détruits. © Pablo Chignard/Reporterre



Il suffirait de cultiver son jardin pour être libre ?

C’est une partie de la réponse, mais ce ne sera pas suffisant. Bien entendu, une société plus soutenable irait de pair avec un vaste mouvement consistant à reprendre en charge ses conditions d’existence à petite échelle, au travers de collectifs de quartiers et de voisinages. Mais il faut rappeler que le changement social dans le monde tel qu’on le connaît, avec ses verrouillages politiques, institutionnels et économiques, passe aussi par des luttes sociales. Car il faut aussi changer les règles du jeu : s’opposer à la casse des services publics, défendre l’accès à certains biens communs, etc. Si on ne s’oppose pas, par exemple, aux verrous législatifs qui empêchent les nouveaux paysans d’acquérir des terres et de s’installer, ou si on ne lutte pas contre l’importation de fruits et légumes vendus à des coûts dérisoires, il y aurait un côté sacrificiel à se lancer dans ces alternatives. C’est précisément ce que défend l’Atelier paysan [qui cherche des alternatives au machinisme agricole]. Pour ceux qui y participe, le changement social repose sur trois piliers, qu’il faut tenir ensemble : des alternatives à petite échelle, de l’éducation populaire pour diffuser les idées, et de la conflictualité sociale.

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