Sarrasin bio, quinoa, pommes... Un herbicide méconnu s’infiltre partout

Des graines de sarrasin à Bourg-des-Comptes (Ille-et-Vilaine), le 24 septembre 2020 - © AFP / Damien Meyer
Des graines de sarrasin à Bourg-des-Comptes (Ille-et-Vilaine), le 24 septembre 2020 - © AFP / Damien Meyer
Durée de lecture : 8 minutes
Un pesticide peu connu contamine les cultures de sarrasin bio : le prosulfocarbe. Dévastateur et « s’incrustant partout », il est pourtant autorisé jusqu’en 2027. Les paysans bio s’en indignent.
On en a déjà trouvé dans du sarrasin, du quinoa, des pommes ou de la roquette. Un jour, on en trouvera peut-être aussi dans des raisins, du tournesol ou des poires. En réalité, toutes les récoltes d’automne sont susceptibles d’être polluées par cet herbicide peu connu du grand public : le prosulfocarbe. Les cultivateurs de sarrasin bio, premières victimes de cette pollution, tirent la sonnette d’alarme.
Depuis 2017, les cas de contamination à ce désherbant se multiplient dans la filière. La Fédération nationale d’agriculture biologique (Fnab) évalue à plus d’un demi-million d’euros les pertes sur le sarrasin bio depuis 2020. Après plusieurs contaminations survenues au sein de la coopérative normande Biocer en 2021, elle avait réclamé, avec Forébio et Générations futures, la suspension de l’autorisation de mise sur le marché (AMM) de la molécule. En vain.
Les paysans bio contraints de récolter plus tôt dans la saison
Pourquoi le sarrasin bio est-il tant pollué ? Cette pseudocéréale se récolte en octobre et novembre. À la même période, les agriculteurs pulvérisent de l’herbicide dans leurs champs de céréales d’hiver (blé, orge, avoine, seigle...) pour préserver leurs tout jeunes semis de « mauvaises herbes ». Pour éviter cette concomitance, les paysans bio sont désormais contraints de récolter avant la pulvérisation de leurs voisins.
« Je vais commencer la moisson de mon sarrasin dans les quinze prochains jours, explique Philippe Camburet, agriculteur bio en Bourgogne et président de la Fnab. J’aurais aimé le laisser mûrir un peu plus longtemps et ne le récolter que dans un mois, mais si j’attends, je vais prendre trop de risques. »
Le choix est cornélien : soit il récolte en octobre quand le grain est à la bonne maturité, mais sa récolte pourrait être contaminée et détruite ; soit il récolte plus tôt des graines pas assez mûres et trop humides, et devra alors prévoir un temps de séchage avant la livraison à la coopérative. « Or, il faut pouvoir stocker la récolte en attendant, il faut avoir l’espace. Et puis, il y a un risque que la conservation se fasse moins bien en raison de l’humidité. »
Face à ces difficultés, certains agriculteurs ont renoncé au sarrasin. D’autres, qui avaient prévu de se spécialiser dans cette culture, ont carrément arrêté leur activité, constate la Fnab. Selon celle-ci, c’est toute la filière qui est en danger.
200 000 euros de préjudice pour une coopérative bourguignonne
En 2022, la coopérative Cocebi en Bourgogne a été confrontée à son tour à une contamination du sarrasin. Lors d’un contrôle interne, une teneur de 0,068 mg/kg de prosulfocarbe avait été détectée, quand la limite maximale de résidus (LMR) est fixée à 0,01 mg/kg. Résultat : environ 170 tonnes, soit 25 % de l’ensemble de la collecte de sarrasin, furent envoyées à la méthanisation. Impossible de les écouler dans la filière conventionnelle, même à petit prix.
« Dès lors que la LMR est dépassée, le produit devient impropre à la consommation, même pour les aliments pour animaux, dit Romain Schaetzel, directeur de la coopérative. Le préjudice se chiffre à 200 000 euros. » Une perte énorme pour cette petite structure qui réunit 155 agriculteurs.

La coopérative a bien tenté de transformer ces graines pour pouvoir les valoriser. « On a essayé d’enlever la peau, on a fait des tests de brossage, de décorticage, de mouture… dit Florian Gamé, agriculteur bio en Seine-en-Marne et trésorier de Cocebi. Mais rien n’y a fait, on retrouvait toujours les mêmes teneurs de prosulfocarbe à la fin. » Cette année, pour éviter toute mauvaise surprise, la coopérative va réaliser des analyses sur tous les lots avant de les accepter.
« Aujourd’hui, les collègues en conventionnel n’ont pas beaucoup de solutions pour gérer la pousse de graminées sauvages dans les graminées cultivées, reconnaît Florian Gamé. Plusieurs désherbants autrefois utilisés ont été interdits. Le ray-grass [plante herbacée envahissante] est aussi devenu résistant à de nombreuses molécules. »
Aussi, le prosulfocarbe est-il de plus en plus utilisé, puisque c’est l’un des rares produits encore efficaces, avec le pendiméthaline. En 2018, il s’en est vendu près de 6 000 tonnes, contre la moitié en 2015. Il est devenu le deuxième herbicide le plus utilisé, derrière le glyphosate, et face à la résistance croissante des adventices, sa pulvérisation se fait à des doses toujours plus fortes. Ce qui pourrait encore accroître les contaminations.
Même dans l’eau de pluie
L’un des gros défauts du prosulfocarbe est son extrême volatilité. Même si les agriculteurs qui l’épandent respectent parfaitement les recommandations des fabricants (buse d’application anti-dérive, pas d’épandage à moins d’un kilomètre des cultures non récoltées), rien ne semble empêcher les contaminations.
Florian Gamé prend l’exemple d’un lot de sarrasin contaminé alors que le premier champ où le prosulfocarbe avait été épandu se trouvait à cinq kilomètres. « Ce champ était enclavé dans un bois de plusieurs hectares, avec des arbres de trente mètres de haut autour. » Le sarrasin, particulièrement sensible puisqu’il s’agit d’une graine nue, sans enveloppe, n’est pas le seul touché. Au cours des dernières années, du prosulfocarbe a été retrouvé dans du chia, du quinoa, du cresson, des épinards, des pommes à récolte tardive, etc.
« La molécule se balade et s’incruste partout »
L’Agence de sécurité sanitaire (Anses) s’est penchée sur le sujet dès 2017 afin de déterminer les causes de ces diverses contaminations. Ses conclusions sont pour le moins inquiétantes : « Après volatilisation, le prosulfocarbe semble pouvoir parcourir de longues distances, de l’ordre de plusieurs kilomètres, voire dizaines ou centaines de kilomètres, sans être particulièrement affecté par des barrières physiques. Ceci semble corroboré par des publications étrangères qui mettent en évidence que dans certaines zones de l’Europe, même où le prosulfocarbe n’est pas utilisé, celui-ci peut être présent de manière fréquente et en concentration élevée dans les eaux de pluie. »
Même les cultures sous serre ne sont pas à l’abri. L’Anses évoque le cas de pousses de roquette dont la contamination pourrait provenir de l’eau de pluie récupérée sur les serres pour les arroser.
« Un problème sanitaire majeur »
Florian Gamé alerte : « Le prosulfocarbe devrait être considéré comme un problème sanitaire majeur. La molécule se balade et s’incruste partout. Là, je parle en tant que citoyen, pas en tant qu’agriculteur ou trésorier d’une coopérative. Ce produit n’a rien à faire avec une autorisation de mise sur le marché ! »
Jusqu’à présent, les autorités publiques ont considéré qu’il n’y avait pas de risque pour la santé. Dans son avis de 2017, l’Anses écrit : « Pour un adulte, le niveau de consommation à atteindre, pendant une courte période (c’est-à-dire au cours d’un repas ou d’un jour), et entraînant un dépassement de la dose de référence aiguë [dose à partir de laquelle on a des signes d’intoxications] pour le prosulfocarbe serait de 75 kg de pommes, 133 kg de cresson ou 125 kg de jeunes pousses de roquette. » Dit autrement, l’agence considère qu’il n’y a pas de risque si on consomme ces produits pollués à faible dose.
Mais qu’en est-il des conséquences à plus long terme ? La molécule fait actuellement l’objet d’une réévaluation européenne censée prendre en compte de nouvelles données sur son éventuelle toxicité. Son autorisation de mise sur le marché prenait normalement fin le 31 octobre 2023. Mais comme « les États membres n’ont pas encore achevé l’évaluation des risques », la Commission européenne vient de décider de proroger l’autorisation jusqu’au... 31 janvier 2027.
Aujourd’hui, les paysans bio s’indignent. La limite maximale de résidus du prosulfocarbe s’applique aux cultures bio, mais de la même manière aux cultures conventionnelles, rappellent-ils. « Or, il y a une inégalité devant la loi, puisque certains agriculteurs sont plus contrôlés que d’autres. Seule la filière bio recherche systématiquement les pesticides », juge la Fnab.
Les coopératives conventionnelles se garderaient de faire des analyses, selon plusieurs de nos interlocuteurs. Tous en sont persuadés : si elles en faisaient, elles retrouveraient du prosulfocarbe sur leurs produits et devraient aussi les détruire. « Je suis surpris que les grandes coopératives agricoles conventionnelles acceptent un risque aussi élevé », dit Florian Gamé.
Pour l’heure, en attendant une éventuelle interdiction de la molécule voyageuse, la Fnab, Forébio et Générations futures réclament au minimum la mise en place d’un fonds d’indemnisation pour les agriculteurs touchés. « Le sarrasin est une culture importante dans notre rotation des cultures, dit Philippe Camburet. Source de revenus, bonne concurrente des “mauvaises herbes”, peu exigeante en engrais… c’est une céréale emblématique pour la bio. »