Sites dangereux : « On rogne sur le droit plutôt que recruter des inspecteurs »

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PollutionsLe projet de loi Asap, discuté cette semaine à l’Assemblée nationale, accélère la déréglementation des sites industriels. Et ce n’est pas le seul problème en matière de gestion des risques industriels en France, explique l’expert Paul Poulain à Reporterre : il faut aussi faire appliquer cette réglementation et pour cela l’État manque cruellement de bras.
Paul Poulain est spécialiste des risques industriels et de la sécurité incendie. Il travaille dans un bureau d’études et est président du Geespi (Groupement des entreprises d’études en sécurité et prévention contre les risques d’incendie). Il fait aussi partie des fondateurs de la plateforme Notre maison brûle, qui vise à la mise en place d’une autodéfense populaire sur la question des risques industriels.

Reporterre — Après l’incendie de Lubrizol, la question de la surveillance des sites industriels fait débat. Le gouvernement a fait plusieurs annonces le 24 septembre. Qu’en pensez-vous ?
Paul Poulain — Je vais commencer par le positif : on va améliorer la sécurité incendie, d’un point de vue réglementaire, des sites et entrepôts stockant des matières inflammables. Les sites qui ne l’ont pas encore fait vont être obligés de s’équiper pour éviter une propagation d’incendie.
Mais après se pose la question de l’application de la réglementation. On nous parle d’une augmentation de 50 % des inspections de sites, donc on passerait de 18.000 à 27.000 inspections par an. Sauf qu’il faut revenir en arrière. Avant l’explosion de l’usine AZF, en 2001, il y avait 13.000 inspections par an. Après AZF, le nombre était remonté, avec 30.000 inspections en 2006. Cela veut dire qu’à la fin du quinquennat de Macron, on ne sera même pas revenu au niveau d’inspection de 2006. Cela ne correspond pas aux enjeux qui sont ceux de la maîtrise des risques industriels.
Par ailleurs, on nous parle de 50 recrutements pour assurer ces inspections, donc le nombre d’inspecteurs des installations classées pour la protection de l’environnement [ICPE, en gros, les installations industrielles] passera de 1.600 à 1.650 . J’ai calculé que si on voulait vraiment s’assurer que toutes les ICPE respectent la réglementation, il faudrait 9.000 inspecteurs. Il faudrait donc plutôt créer 7.400 postes !
Dans l’ensemble, on voit que ce n’est pas cohérent. On dit que l’on souhaite mieux maîtriser les risques industriels, on améliore la réglementation, mais on ne joue quasiment pas sur l’application de la réglementation.
Comment avez-vous calculé ce chiffre de 9.000 inspecteurs ?
Je pars des chiffres actuels : avec 1.600 inspecteurs, il y a eu en un an 9.000 sites inspectés et 18.000 inspections (certains sites sont inspectés plusieurs fois). Donc, si on voulait inspecter en cinq ans les 500.000 sites industriels en France, il faudrait 100.000 inspections par an au minimum, donc il faudrait pour cela 9.000 inspecteurs et inspectrices.
Les annonces post-Lubrizol améliorent la réglementation, mais dans le même temps le projet de loi Asap — pour l’accélération et la simplification de l’action publique — est discuté cette semaine à l’Assemblée nationale. Elle comporte plusieurs mesures visant à faciliter l’implantation de site industriels. Qu’en pensez-vous ?
Deux mesures en particulier posent problème dans ce projet de loi Asap. La première, à l’article 25, prévoit que lorsqu’un industriel demandera une autorisation d’exploiter, à partir de l’envoi du dossier de demande, il sera déjà considéré comme un site existant, sans attendre la validation de l’administration. En moyenne, pour obtenir cette validation, le délai se situe entre six mois et un an. Or, chaque année, il y a de nouvelles réglementations par rapport aux retours d’expérience d’accidents précédents. Cela signifie que l’on perd l’avancée de ces nouvelles réglementations.
Le deuxième problème est l’article 26, car il prévoit que l’industriel pourra faire des travaux avant même d’obtenir l’autorisation environnementale, dès le dépôt du permis de construire. C’est une remise en cause totale du droit de l’environnement. Car quand on dépose un permis de construire, on n’a pas encore fait d’étude d’impact environnemental.
Donc, on pourrait commencer des travaux qui entraînent une destruction de l’environnement… pas encore autorisée ?
C’est cela.
Est-ce vraiment, comme l’affirme le gouvernement, plus compliqué et plus long d’installer un site industriel en France qu’ailleurs en Europe ?
Là où l’on pourrait faire mieux, c’est en recrutant des inspecteurs et des inspectrices en nombre suffisant pour qu’ils puissent traiter plus rapidement les dossiers. On nous parle de délais importants. Mais on préfère rogner sur le droit de l’environnement plutôt que de recruter des personnes qui permettraient, tout en respectant le droit de l’environnement, d’accélérer le traitement des dossiers.
Observez-vous un allègement du droit de l’environnement et des obligations pour les sites industriels ?
On est dans le « en même temps ». J’ai évoqué l’amélioration de la sécurité incendie des installations d’entrepôts et sites chimiques. C’est une avancée importante, encore faut-il que la réglementation soit appliquée. Et sans inspection suffisante, j’en doute.
Mais de l’autre côté, on a un allègement par exemple des seuils de réglementation pour les entrepôts logistiques. La réglementation devrait bientôt être mise en place. Avant, vous étiez obligés de faire une étude d’impact environnemental à partir de 300.000 mètres cubes de stockage. Là, ce sera 900.000 mètres cubes. Sachant que le seuil avait déjà bougé en 2008, on était passés de 50.000 à 300.000 m³. Donc, quand vous faites un entrepôt logistique du style Amazon, en 2007 à partir de 50.000 m³ vous étiez obligés de faire une étude d’impact et d’évaluer les conséquences sur l’artificialisation des sols, les pollutions toxiques, les risques incendie. Désormais, cela sera à partir de 900.000 m³, soit 18 fois plus grand.

Vous citez régulièrement un chiffre : celui de 1.089 accidents industriels en 2019, soit trois par jour. Quels sont ces accidents et sont-ils si dangereux que cela ?
On peut retrouver tous ces accidents dans la base de données Aria du gouvernement. Ces accidents sont soit un incendie, soit une explosion, soit une pollution toxique. À chaque fois, il y a des conséquences sur la santé et l’environnement, qui dépendent de l’ampleur de l’accident. Il faut sortir de cette communication qui dit, pour rassurer les gens, qu’un incendie n’entraîne pas des conséquences sur la santé des populations. C’est faux. À partir du moment où des combustibles brûlent, cela entraîne à 10, 20, 30 ans une augmentation des cancers. C’est observé par des épidémiologistes. Entre 1985 et 2019, on est passés de 150.000 à 400.000 cancers déclarés par an. Les accidents industriels ne sont pas les seuls responsables, bien sûr, mais font partie du problème. Surtout que c’est une pollution que l’on peut éviter dans la grande majorité des cas.
Y a-t-il en France une suffisante culture du risque ?
Il y a un manque énorme de culture du risque. Déjà, l’éducation à l’environnement est très faible en France. Quelques notions sont abordées à l’école sur le climat et la biodiversité mais rien sur les risques industriels. Même dans les cursus supérieurs, quand on arrive au niveau universitaire, dans les écoles d’ingénieurs, de techniciens ou d’architectes, il n’y a quasiment pas d’heures sur la sécurité incendie, ou sur comment éviter les pollutions toxiques, les risques d’explosion. On part de très loin.
Deuxième point, il faut permettre à la population de s’informer sur la question des risques industriels. C’est l’objet de la plateforme Notre maison brûle. C’est une plateforme d’autodéfense populaire face au risque industriel pour faire ce que l’État ne fait pas aujourd’hui, c’est-à-dire permettre à tout le monde, grâce à une carte et une méthodologie, de regarder autour de chez soi quels sont les dangers industriels.
Certes, il y a le site du gouvernement Géorisques, mais je l’ai vu avec Lubrizol ou Beyrouth, on m’a appelé de partout pour l’analyser car l’utilisation du site est très complexe.
Alors finalement, quel est le problème ? Le manque d’information de la population, l’inconséquence des industriels ?
Le problème vient d’abord de l’État. Les industriels sont là pour faire du profit. Prenons l’exemple des annonces gouvernementales sur la sécurité incendie. Elles concernent des sites soumis à déclaration [1], c’est-à-dire qu’ils ne sont jamais inspectés. Si je suis industriel, il y a des chances que je ne sois même pas au courant de la réglementation. Car même si nul n’est censé ignorer la loi, la réglementation environnementale est tellement grande qu’il n’est pas facile de s’y retrouver. Et même si je suis au courant, dans la logique du profit, je me dis que j’ai statistiquement peu de chances d’avoir un accident et peu de chances d’être inspecté. Donc, pourquoi dépenserais-je de l’argent pour mettre en place des systèmes de sécurité ? C’est vraiment le raisonnement de nombreux industriels. Et l’État, qui est censé jouer le rôle de régulateur et faire appliquer la loi, ne le fait pas.
Faut-il à terme moins de sites industriels ?
L’idée de Notre maison brûle n’est pas d’être contre tous les sites industriels. Mais déjà de regarder quels sont les sites industriels dont on peut se passer. Prenons par exemple le nitrate d’ammonium agricole, qui a explosé à Beyrouth : en France nous utilisons 8 % de la production mondiale [il s’agit d’un engrais minéral très utilisé en agriculture conventionnelle]. En passant en agroécologie, nous pourrions nous passer de ce nitrate d’ammonium agricole. À l’inverse, Lubrizol produit des lubrifiants pour voitures dont on ne pourra pas se passer du jour au lendemain. Donc, il faut sécuriser au maximum ce type d’installations pour éviter des pollutions toxiques, des incendies, des explosions. L’idée n’est pas non plus de déplacer ces usines car cela ne ferait que déplacer le problème sur un autre territoire.
Après l’appel à mobilisation pour l’anniversaire de l’incendie de Lubrizol, quelle est la suite pour Notre maison brûle ?
Déjà, samedi a été une réussite, nous avons recensé 15 manifestations en France devant des sites Seveso et des installations nucléaires. L’objectif est maintenant de faire de l’éducation populaire pour que la population ne se laisse plus faire et demande aux gouvernants de changer l’approche dans la maîtrise des risques industriels. Et on a créé avec Mediapart un Observatoire des violences industrielles, pour, à chaque accident, analyser les conséquences sanitaires et environnementales.
- Propos recueillis par Marie Astier