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EntretienMines et métaux

Titane, lithium : l’Europe ouvre « un open bar pour l’industrie minière »

La mince à ciel ouvert de Beauvoir, à Échassières, dans l'Allier, pourrait devenir la plus grande de France pour le lithium.

Plutôt que l’instrument d’une transition « verte », la future législation européenne sur les matières premières critiques est une offrande aux industries polluantes, dénonce Laura Verheecke de l’Observatoire des multinationales.

Lora Verheecke est enquêtrice à l’Observatoire des multinationales. Elle est l’une des autrices du rapport Du sang sur le Green Deal, publié mardi 7 novembre avec l’association Corporate Europe Observatory. Celui-ci porte sur la législation sur les matières premières critiques, l’un des piliers du « Green Deal », l’ensemble de mesures visant à engager l’UE sur la voie de la transition écologique.



Reporterre — En quoi consiste la législation européenne sur les matières premières critiques, actuellement discutée ?

Lora Verheecke — Cette loi est pensée par la Commission européenne pour permettre à l’Union européenne (UE) un approvisionnement plus conséquent et plus sûr en minerais indispensables pour la transition « verte ». Ces minerais serviront à fabriquer les capteurs, les moteurs ou encore les batteries des voitures électroniques, des rotors d’éoliennes, des panneaux photovoltaïques…

En pratique, le texte prévoit un soutien financier pour ouvrir des mines hors de l’UE, avec très peu de contraintes pour les entreprises en termes de respect de l’environnement et des populations locales. Il permet aussi d’ouvrir plus de mines en Europe à travers le principe d’« intérêt stratégique supérieur », c’est-à-dire en limitant les motifs d’objection juridique des populations, en reléguant les lois environnementales et démocratiques. Par conséquent, on consultera moins, plus vite et on pourra plus difficilement remettre en cause l’ouverture d’une mine.

La nouvelle législation va faciliter l’ouverture de mines hors-UE, sans contrainte fortes sur le respect de l’environnement et des riverains. Ici, la mine de cuivre et molybdène de Kajaran, en Arménie. CC BY-SA 4.0 / Serouj (courtesy of Pan-Armenian Environmental Front) / Wikimedia Commons

Le processus législatif en cours est très rapide — « le plus rapide de l’histoire » selon certains journalistes — et le brouillon de loi publié en mars par la Commission est aujourd’hui au stade final de discussions et compromis entre le Parlement européen et le Conseil, c’est-à-dire les États membres. Les deux institutions ont déjà arrêté leurs positions.

Une fois leurs discussions achevées, la loi n’aura plus qu’à être votée par les États membres et le Parlement et elle deviendra loi partout dans l’Union européenne. Si le processus est si rapide, c’est qu’il y a encore peu d’attention publique et médiatique sur ce projet de loi et le soutien est large — mais pas entier — du côté des capitales européennes et des députés européens.



Dans le rapport Du sang sur le Green Deal publié avec Corporate Europe Observatory, vous montrez comment cette loi, présentée comme favorable au climat, profite largement à l’industrie minière, pourtant « intrinsèquement sale ».

On peut même affirmer que cette loi s’est transformée en un open bar pour l’industrie minière, sale, et celle de l’armement, mortifère. Elle est le fruit d’un lobbying soutenu et de longue date, notamment au sein d’un groupe de travail de la Commission, actif depuis les années 80 et qui compte comme membres de nombreuses entreprises telles que Volkswagen, Umicore — spécialisé dans la technologie des matériaux —, Nokia et Boliden, une entreprise minière suédoise.

Sous couvert de garantir la transition écologique, les conséquences de cette loi seront donc potentiellement désastreuses : une mine est et sera toujours sale. En ouvrir une requiert de grandes quantités de terres, peut entraîner le déplacement de communautés.

« C’est un réel danger pour la biodiversité »

L’extraction des minerais de la terre implique une grande pollution de l’eau, des sols et de l’air, car cette extraction utilise de nombreux produits chimiques. C’est un réel danger pour la biodiversité : en 2019, 79 % de l’extraction mondiale de minerais métalliques provenait de cinq des six biomes les plus riches en espèces, dont les écosystèmes tropicaux forestiers.

En France, l’ouverture de la plus grande mine de lithium est prévue pour 2028, dans l’Allier. Des organisations locales s’y opposent pour éviter la pollution de leurs terres et de leurs rivières et le secteur de la mine a été placé sous surveillance comme « site avec une contestation susceptible de se radicaliser à court terme » par les services du ministère de l’Intérieur.



Parmi les groupes de pression, on retrouve des secteurs de la défense et de l’aéronautique, comme Airbus ou Safran. Comment ont-ils influé sur le processus de décision ?

Airbus et Safran, mais aussi Dassault, ont rencontré de nombreux décideurs politiques européens. Ils sont également membres de nombreuses associations d’entreprises et paient des agences de lobbying comme Avisa Partners pour supplémenter leur lobbying.

De plus, les portes tournent [1] entre les entreprises de l’armement et l’Union européenne. En 2020, par exemple, l’ex-président de l’Agence européenne de défense est devenu lobbyiste en chef d’Airbus.

Ces rencontres, études et événements et ces aller-retours leur ont permis de se faire des alliés au sein même de la Commission, au Parlement européen et dans de nombreux États membres. La Commission a même cofinancé une alliance sur les matériaux rares — dont France Industrie est membre — et créé un groupe d’experts dans lesquels les industriels de l’armement ont voix au chapitre.

La voiture électrique repose sur une activité minière qui ne sera jamais propre, dénonce Lora Verheecke. Flickr/CC BY 2.0/Ivan Radic

Tout ceci a mené à deux victoires majeures pour l’industrie : premièrement, on ouvrira des mines dans le futur à la fois pour les voitures électriques, mais aussi pour des missiles ; et deuxièmement l’extraction de certains minerais sera aidée financièrement et politiquement pour l’industrie de la défense, comme le titane.

Ce minerai est aujourd’hui classé stratégique, d’après l’UE, suite au lobbying de l’industrie de la défense et de l’aérospatial. Alors même qu’il n’est pas utile à la transition « verte ». Cette catégorisation était une des demandes du PDG de Safran auprès du vice-président de la Commission lors de leur rencontre en mai 2023.

Pour résumer, la défense et l’aéronautique ont tout fait pour s’assurer que les métaux qui les intéressaient bénéficieraient du même soutien public et des mêmes déréglementations environnementales que ceux qui sont réellement utiles aux transitions climatique et numérique.



Quel rôle a joué la France et le commissaire français Thierry Breton dans ce processus ?

Les deux ont été des alliés très importants des industriels. M. Breton n’a pas hésité à se faire la voix de l’industrie de l’armement, en clamant notamment en mars 2023, lorsque la Commission européenne dévoilait le projet de loi : « Pas de batteries sans lithium, pas d’éoliennes sans terres rares, pas de munitions sans tungstène… » Le lobby européen des entreprises de la défense dira de M. Breton, en novembre 2021 : « Nous sommes très fiers et heureux de vous considérer comme "notre commissaire" ».

C’est de ce même lobby que la France copiera une partie de ses positions au Conseil — l’institution au sein de laquelle les États membres débattent. La France a d’ailleurs créé en novembre 2022 un Observatoire français des ressources minérales pour les filières industrielles (Ofremi), qui a placé, dès son lancement, les difficultés d’approvisionnement du secteur de la défense au rang de ses priorités. L’Ofremi tient par exemple un discours similaire au PDG de Safran sur le titane.



Est-il encore possible de sauver ce texte ?

Ce texte est principalement débattu aujourd’hui dans la bulle européenne d’experts, avec des discussions qui se limitent à des considérations techniques. Il est temps d’avoir une discussion politique pour savoir sous quelles conditions ouvrir des mines et quelle doit être l’utilisation des minerais et terres rares. Nous devons nous poser la question des priorités d’usage. Ouvre-t-on des mines pour des 4x4 électriques lourds, pour des bus électriques ou pour des drones ?

« Ouvrons le débat sur la consommation de minerais »

Il est nécessaire d’avoir une discussion politique sur les conséquences environnementales de notre transition dite verte. Aujourd’hui, ces discussions sont trop absentes du débat public européen. La loi ne mentionne pas la question de notre boulimie de consommation, d’une limite à notre demande en matériaux rares. Sous couvert de Green Deal et de transition « verte », on met de côté les nouvelles pollutions, émissions et atteintes aux droits de l’homme à venir.

Notre chance, ce sont les élections européennes qui approchent : les députés seront de plus en plus réceptifs aux demandes des citoyens européens sur leur position sur ce texte. Certains États membres posent timidement la question de la réduction de notre consommation en minerais et terres rares, comme la Belgique, qui prend la présidence du Conseil en janvier. On peut pousser nos gouvernements à avoir cette position : plutôt qu’ouvrir des mines, ouvrons le débat sur la consommation de minerais.

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