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Covid-19

Vaccination aux Antilles : après le chlordécone, les habitants ne font plus confiance à l’État

Manifestation contre les mesures sanitaires à Capesterre-Belle-Eau, en Guadeloupe, le 7 août 2021.

En Guadeloupe et en Martinique, les manifestations en opposition aux mesures sanitaires se multiplient, avec le scandale du chlordécone en toile de fond. La proportion de la population vaccinée contre le Covid-19 demeure largement inférieure à celle de la métropole tandis que le nombre de victimes de la pandémie augmente dramatiquement.

À l’heure où la situation sanitaire a pris un tour dramatique aux Antilles françaises, la méfiance de la population vis-à-vis des politiques nationales de santé est vive. Cela vient en écho au scandale du chlordécone, insecticide responsable de cancers mortels mais aussi de la pollution massive de l’eau et des sols. Aujourd’hui, sa présence est détectée chez plus de 90 % de la population en Guadeloupe et en Martinique.

Aussi, la vaccination et la mise en place du passe sanitaire sont loin de faire l’unanimité : seulement 22,3 % des Guadeloupéens et moins de 20 % des Martiniquais présentent un schéma vaccinal complet. Et il suffit d’un rapide coup d’œil sur la page Facebook de l’Agence régionale de santé en Martinique pour trouver des allusions au chlordécone. « Au lieu de nous forcer à nous vacciner, préoccupez-vous de nos terres, polluées depuis 1972 ! », peut-on lire sous une publication. Abonné à un groupe anti-passe sanitaire sur le réseau social, David explique : « Moi, je dénonce l’hypocrisie de l’État français. Après ce que le gouvernement nous a fait subir, on ne va pas se contenter d’obéir docilement à ses consignes. »

« La parole institutionnelle n’a, pour nous, plus aucune valeur ! »

Entre 1972 et 1993, les bananeraies guadeloupéennes et martiniquaises ont été copieusement aspergées de chlordécone, un puissant insecticide destiné à tuer les charançons qui détruisaient les cultures, dont une partie importante était destinée à la métropole. En 1979, bien que l’OMS ait tiré la sonnette d’alarme concernant les risques de cancer, d’altération de la fertilité et de pollution liés à l’utilisation du produit, ce dernier a continué à être vaporisé sur les bananes antillaises jusqu’en 1993. Un constat d’autant plus douloureux qu’en dépit de son interdiction par la France en 1990, des dérogations ont été signées par le gouvernement pour poursuivre son utilisation pendant trois années supplémentaires aux Antilles. « Il n’y a qu’en Martinique et en Guadeloupe qu’on a utilisé ce produit, et on nous a toujours caché sa dangerosité, explique Guilaine Sabine, fondatrice du collectif Zéro Chlordécone Objectif Zéro Poison, créé en 2012. Vous pensez bien qu’après ça, la parole institutionnelle n’a, pour nous, plus aucune valeur ! »

Guilaine Sabine, fondatrice du collectif Zéro Chlordécone Objectif Zéro Poison, affiche son soutien à d’autres victimes d’épandage de produits chimiques nocifs. © Zéro Chlordécone Zéro Poison

En plus de vingt ans, cette molécule toxique au taux de persistance pouvant aller jusqu’à 600 ans, a contaminé les populations, les denrées, les animaux, les sols et les milieux aquatiques, provoquant un nombre effrayant de cancers, d’accouchements prématurés, de fausses couches et de troubles du neurodéveloppement chez les enfants. Une véritable bombe à retardement pour les générations à venir, dont on peine encore à mesurer l’ampleur exacte. En dépit de la reconnaissance inédite en 2018 par Emmanuel Macron de la responsabilité de l’État français dans cette affaire, la Martinique et la Guadeloupe paient aujourd’hui encore un lourd tribut aux politiques de l’époque. « On connaît tous quelqu’un qui a été malade ou qui est mort des suites du chlordécone, dit Guilaine Sabine. Aujourd’hui, presque trente ans après, ses effets sur la santé de nos concitoyens sont catastrophiques. »

En réaction, des collectifs exigeant que justice soit rendue se mobilisent. Et depuis le début de la pandémie, l’indignation provoquée par la gestion de la crise sanitaire s’est superposée aux doléances liées au chlordécone. « Ce scandale a laissé penser que les intérêts économiques de la France avaient prévalu sur la santé de la population, les ressources communes et la biodiversité, explique Stéphanie Mulot, professeure des universités en sociologie et anthropologie. Cet épisode a aggravé la perte de confiance dans les politiques publiques nationales. Aujourd’hui, cette méfiance est accentuée par la circulation sur les réseaux sociaux d’injonctions contradictoires et de discours scientifiques divergents qui entretiennent le doute de certains sur le bien-fondé de la démarche vaccinale. »

Cela fait des années que le collectif créé par Guilaine Sabine et sa sœur dénonce les effets du chlordécone et autres produits d’épandage sur la santé et l’environnement. Avec l’instauration du passe sanitaire, son action, tout comme celle d’autres groupes anti-chlordécone, a pris une nouvelle tournure. Aujourd’hui, tous unissent leurs forces. Le groupe citoyen Matinik Lib, né de plusieurs mouvements de lutte contre le pesticide, descend depuis des semaines dans les rues de Fort-de-France pour manifester contre le passe sanitaire et l’obligation vaccinale. Voire contre le vaccin tout court.

Le collectif Matinik Lib dans les rues de Fort-de-France. © Matinik Lib

« Jusqu’à récemment, on avait peu de cas de Covid-19 chez nous, explique Guilaine Sabine. Mais l’État ne nous a pas protégés. Nos frontières sont restées ouvertes pour laisser rentrer les touristes et les bateaux. Aujourd’hui, le virus circule plus que jamais, nos hôpitaux sont saturés. » Un constat partagé par Roger, 59 ans, gérant de société. Il n’est pas opposé au vaccin en lui-même mais s’indigne que l’État ne fasse rien pour pallier la situation alarmante des hôpitaux, aggravée par l’arrivée de la quatrième vague de Covid-19 : « Le gouvernement mise sur le tout vaccinal sans allouer plus de moyens à nos hôpitaux qui sont dans un état critique depuis longtemps. Mais il n’y a pas que le Covid ! Qui se soucie du sort des autres malades ? »

Cette défiance face aux politiques nationales résulte d’un faisceau d’éléments hérités du passé colonial des Antilles françaises. Preuve en est, depuis la révélation du scandale du chlordécone, les « békés », nom donné aux descendants de grandes familles de planteurs esclavagistes, sont accusés d’avoir tiré profit de l’empoisonnement des terres et cristallisent la colère de la population.

Depuis quelques mois, l’indignation envers l’État est renforcée par les récents cas de violences policières. En juillet 2020, Kéziah Nuissier a été tabassé et torturé par des policiers lors d’une manifestation anti-chlordécone à Fort-de-France. En décembre de la même année, Claude Jean-Pierre, décédé à la suite d’un contrôle de la gendarmerie à Deshaies en Guadeloupe, est devenu un symbole de la lutte contre les violences policières. « Certains voient les forces de l’ordre comme étant plus dangereuses que protectrices, dit Stéphanie Mulot. Ces événements ont réactivé le souhait de la population de s’autogouverner, de gagner en souveraineté politique et alimentaire vis-à-vis de l’Hexagone et de l’Europe. » Une tendance parfois accentuée par les discours des médias nationaux, qui viennent alimenter la colère des ultramarins. « Quand on allume la télé et qu’on entend ce qu’on dit sur nous, c’est à devenir fou. Nous ne nous soignons pas qu’à coups de rhum et de vaudou ! s’insurge Guilaine Sabine, en référence notamment à l’intervention d’un médecin sur une chaîne de télévision. Nous ne sommes pas un peuple d’ignorants, nous ne sommes pas moins cultivés que les Français de métropole. »

La crise sanitaire renforce ainsi le désir de la population de s’orienter vers des ressources et compétences locales, perçues comme plus rassurantes. « Les bénéfices records réalisés par les laboratoires grâce au vaccin sont vécus comme un signe supplémentaire de la technicisation et de la marchandisation de la santé, qui s’oppose à une vision plus symbiotique de l’écologie et du rapport à la nature, qui se développe de plus en plus aux Antilles », ajoute Stéphanie Mulot.

Territoires imprégnés de nature, foyers d’une immense biodiversité, les Antilles françaises repenseraient-elles leur rapport au vivant, dans le sillage du concept d’ « écologie décoloniale », théorisé par le philosophe et ingénieur martiniquais Malcom Ferdinand ? En contexte de pandémie, la population se tourne davantage vers la pharmacopée locale, vue comme plus naturelle, que vers les traitements des grands groupes pharmaceutiques. « Il ne faut pas généraliser, tous les Antillais ne sont pas opposés au vaccin, précise Stéphanie Mulot. Mais pour beaucoup, le fait de privilégier des produits fabriqués en circuit-court, directement sur l’île, répond au désir d’accéder à des traitements alternatifs à ceux proposés par les géants de l’industrie. » Contre le tout-chimique, la lutte contre les politiques sanitaires nationales aux Antilles françaises prend donc aussi la forme d’un retour à la souveraineté thérapeutique.

« Nous, on continuera à se battre coûte que coûte pour la préservation de notre santé, de notre environnement et de notre biodiversité », martèle Guilaine Sabine. Citoyens et collectifs ont prévu, jusqu’à nouvel ordre, de battre le pavé contre l’instauration du passe sanitaire.

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