À Chamonix, le tourisme exploite un glacier agonisant

La Mer de glace en 2020, à Chamonix (Haute-Savoie). - © Lansard Gilles / Hemis via AFP
La Mer de glace en 2020, à Chamonix (Haute-Savoie). - © Lansard Gilles / Hemis via AFP
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ClimatResto, télécabine, musée... Alors que la Mer de glace recule inexorablement, un énorme projet touristique est prévu pour 2025 dans la vallée de Chamonix. Une « macabre » course au profit, estiment les défenseurs de la montagne.
Chamonix (Haute-Savoie), reportage
« Mais elle est où la glace ? » À la sortie du charmant petit train rouge à crémaillère, à 1 913 mètres d’altitude sur le site touristique du Montenvers, les visiteurs sont désabusés. Le paysage est gris, « comme une carrière » disent certains. Pourtant, la Mer de glace est toujours là, sous sa couverture formée par des débris de roche, encadrée par les sommets des Drus et des Grandes Jorasses. Avec ses 7 kilomètres, le glacier est même le plus long de France. Mais depuis vingt-cinq ans, il a reculé de 800 mètres et perdu près de 100 mètres d’épaisseur. L’été caniculaire a accentué le phénomène : au mois de juin, le glacier a perdu plus de 10 centimètres d’épaisseur par jour. La Mer de glace est à l’agonie.

Les touristes qui veulent contempler ce qu’il reste du géant de glace doivent descendre environ 600 mètres depuis la gare du Montenvers, emprunter une télécabine et se coltiner quelque 600 marches pour pénétrer dans la « Grotte de glace », attraction phare du site. Malgré ces infrastructures, la fréquentation touristique est passée en une décennie de 450 000 à 350 000 visiteurs par an. « On peut imaginer que la perte de vitesse du site est liée au retrait glaciaire », analyse Ludovic Ravanel. Géomorphologue au CNRS, il intervient régulièrement au Montenvers pour sensibiliser les visiteurs aux effets du réchauffement climatique sur le glacier.
Un musée à 2 000 mètres d’altitude
C’est la Compagnie du Mont-Blanc (CMB), l’une des premières sociétés de remontées mécaniques en France, qui exploite le site et le train à crémaillère. Elle réfléchit depuis une dizaine d’années à un projet pour « redynamiser » le lieu. À l’été 2021, la mairie de Chamonix lui a accordé une nouvelle délégation de service public pour trente-trois ans, validant par la même occasion la restructuration et la rénovation complète du Montenvers. Ce plan (53,3 millions d’euros) vise à construire une nouvelle télécabine, un restaurant panoramique et un « glaciorium » — un musée pour « inviter chaque visiteur à une expérience immersive autour des glaciers et de leur histoire », selon le dossier de presse de la CMB.

Les travaux ont débuté au début de l’année et doivent durer environ trois ans. Autour de la Mer de glace, des hélicoptères, blondins (téléphériques de chantier), pylônes et des grues se déploient au milieu des mélèzes et des sentiers de randonnée. La CMB a recours à des sous-traitants spécialisés dans les travaux à risque en altitude. Le 27 juillet dernier, deux jeunes ouvriers de 23 et 30 ans sont morts, propulsés dans le vide par le déracinement d’un pylône. Le Montenvers est resté fermé au public l’espace d’un week-end, avant de rouvrir ses portes. Une enquête a été ouverte pour homicide involontaire par le parquet de Bonneville.
« Pourquoi continuer de monter les gens là-haut ? Pour leur montrer qu’il n’y a plus rien à voir ? » Francois-Xavier Laffin, élu de l’opposition à Chamonix, dit avoir « milité en conseil municipal pour construire ce glaciorium en bas, dans la vallée ». « Cela n’a aucun sens de le construire à 2 000 mètres d’altitude. Sur d’autres sites, comme à la grotte Chauvet ou Lascaux, on a reproduit à l’identique ce qu’on veut montrer aux gens, on pourrait faire la même chose avec la Mer de glace et ainsi laisser la faune et la flore tranquille », continue l’élu, qui précise que la ville de Chamonix est actionnaire de la CMB à hauteur de 18 %.
« Le Mont-Blanc est une poule aux œufs d’or »
En septembre 2021, la Mission régionale d’autorité environnementale a elle-même écrit dans un avis que les « solutions de substitutions raisonnables » n’étaient pas assez envisagées, notamment « construire en fond de vallée le musée dédié aux glaciers et leur disparition ».
Ce nouveau musée de 800 mètres carrés, soit dix fois la taille du glaciorium actuel, entend proposer des clés de compréhension aux visiteurs. « Le Montenvers est un site privilégié pour expliquer le retrait glaciaire, et le nouveau glaciorium sera un très bon outil pour nous », dit Ludovic Ravanel à Reporterre, qui intervient régulièrement au Montenvers.

« C’est hypocrite de dire qu’on construit toutes ces nouvelles infrastructures pour expliquer aux gens le retrait glaciaire et le réchauffement climatique, estime quant à elle Valérie Paumier, présidente de Résilience montagne, une association qui alerte sur le changement climatique en montagne. Si on veut vraiment préserver la montagne, arrêtons de monter les gens là-haut. Seulement, le Mont-Blanc est une poule aux œufs d’or pour la Compagnie du Mont-Blanc. » Dans la vallée de Chamonix, rares sont les voix qui s’élèvent pour critiquer l’industrie du tourisme. « Il y a évidemment un tabou, la plupart des gens en vivent de près ou de loin ici », assure la militante écologiste.
Une nouvelle télécabine pour courir derrière la Mer de glace
Les acteurs du tourisme sont pressés par le temps. Le glacier recule, et la télécabine actuelle qui plonge depuis la gare du Montenvers ne suffit plus. Pour épargner aux visiteurs les centaines de marches qu’il faut gravir pour atteindre la glace, la CMB a inclus dans son projet de rénovation une nouvelle télécabine pour environ 23 millions d’euros. Elle aura une longueur de 581 mètres pour un peu plus de 200 mètres de dénivelé et doit ouvrir dès le mois de décembre 2023. [1] L’entreprise va également construire un restaurant panoramique au-dessus de la gare de télécabine.
« Je trouve cela macabre », cingle Valérie Paumier. « On continue à construire des infrastructures pour permettre aux touristes de voir le glacier agoniser. Quand est-ce qu’on arrêtera de l’exploiter, une fois qu’il aura totalement disparu ? »

Ladite remontée, même flambant neuve, n’aura bientôt plus d’utilité. Les scientifiques ne manquent pas de données sur la Mer de glace, l’un des glaciers les plus étudiés des Alpes. Selon l’Institut des géosciences de l’environnement, en suivant un scénario médian et une augmentation de 2,5 °C des températures d’ici la fin du siècle, la Mer de glace perdra 80 % de sa surface par rapport au début du XXIe siècle d’ici 2100. Selon les modèles les plus pessimistes, le glacier pourrait avoir totalement disparu entre 2090 et 2100.

Et à plus court terme, selon la Mission régionale d’autorité environnementale, qui a rendu un avis en septembre 2021, « la disparition du glacier au niveau des Échelets [là où prend place la nouvelle gare d’arrivée] est annoncée dans un "futur proche", d’ici dix à quinze ans (2030-2035) ». « C’est la dernière course au glacier, veut rassurer Nicolas Gréau, chef d’exploitation du Montenvers à la Compagnie du Mont Blanc. Il n’y aura pas d’autres télécabines pour se rapprocher davantage de la Mer de glace. Toutes les infrastructures de l’ancienne remontée seront démantelées ».
Malgré des limites émises par l’Autorité environnementale en 2021 qui remet en question « la participation du projet à l’atteinte des objectifs de neutralité carbone à l’horizon 2050, d’atténuation du changement climatique et d’adaptation au changement climatique », le « nouveau » Montenvers doit être achevé en 2025.