A Rouen, le contournement autoroutier veut dévorer des terres agricoles

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Autoroutes Étalement urbainLancé dans les années 1970, le projet de contournement routier de Rouen a muté en une autoroute à péage de 40 kilomètres de long. Validé au nom du « développement économique », le projet menace paysages, terres agricoles, biodiversité, ressource en eau… Ecologistes et communistes s’unissent contre ce gâchis.
- Rouen (Seine-Maritime), reportage
À l’ombre des pommiers, quelques vaches tachettent l’horizon de leur robe noir et blanc. Bientôt, les vergers clairsemés laissent place à de grands champs jaunis où sèchent de longs andains de paille : en juillet, le lin subit le rouissage, étape incontournable avant l’extraction des fibres. On cultive ici près d’un tiers du lin en France, premier producteur mondial.
Autant d’images d’Épinal aujourd’hui en sursis. Rouen, préfecture de la Seine-Maritime, est à une bonne quinzaine de kilomètres, mais comme toutes les campagnes françaises, le Vexin normand s’est fait grignoter par le périurbain. Une nouvelle zone d’activité industrielle par-ici, un centre commercial rutilant par-là, et déjà, de nouveaux lotissements pavillonnaires éteignent l’éclat des vieilles briques rouges au cœur des villages.
Cette artificialisation pourrait nettement s’aggraver, dans les prochains mois, avec le projet d’autoroute validé par la commission de l’enquête publique [1] qui s’est tenue du 12 mai au 11 juillet 2016. Jusque-là, l’asphalte se réduisait à quelques routes départementales qui ont fait la gloire de Jacques Anquetil, champion cycliste des années 1960 et enfant du pays. Mais un ruban de bitume de plus de 40 kilomètres de long et 300 mètres de large menace de trancher le bocage en lambeaux.
Lever « l’hypothèque environnementale »
Le contournement Est de Rouen — autrement appelé liaison A28-A13, du nom des deux autoroutes qui bordent, respectivement au nord et au sud, l’agglomération normande — est un dossier vieux de plusieurs décennies. Il a été lancé dans les années 1970 sous l’égide du maire centre-droit de la ville de l’époque, Jean Lecanuet. « Sauf que, depuis, il y a eu le choc pétrolier et la prise de conscience des enjeux climatiques », brocarde David Cormand, secrétaire national d’EELV et élu à la métropole de Rouen. L’alternance politique n’y a rien changé, les socialistes au pouvoir à la municipalité comme à la métropole soutenant également le projet. « C’est inquiétant de voir se poursuivre des projets d’un autre siècle », poursuit le responsable écologiste.

Plusieurs fois remisé au placard, le projet en ressort en 2005 par l’intermédiaire d’un débat public. Il est alors question d’une rocade, sans péage, afin de désengorger le centre-ville rouennais et faciliter sa desserte. Mais quelques années plus tard, le tracé originel, qui prévoyait de couper à travers une zone Natura 2000, est abandonné pour sauvegarder la violette de Rouen, une espèce endémique et protégée.
Au grand dam des autorités publiques, bien déterminées à lever « l’hypothèque environnementale », selon l’expression consacrée par le préfet de l’époque. En quelques mois, un nouveau contour a été proposé, qui s’apparente à un ouvrage autoroutier : une 2x2 voies, avec péage et un barreau de raccordement au centre-ville par le sud de Rouen. Cette fois, le projet a échappé aux filets du débat public, malgré les demandes des opposants : « On nous a répondu que la question avait déjà été débattue, alors même que le projet n’a plus la même nature », regrette Guillaume Blavette, administrateur de l’association Effet de serre toi-même.
Après une concertation publique en 2014, le projet était soumis ces derniers mois à enquête publique, avec ses réunions publiques et ses documents officiels livrés à consultation. Une supercherie, selon les opposants : « C’est l’aboutissement des démarches et des sollicitations développées pendant plus de quatre décennies par les milieux économiques et relayées par des élus en Haute-Normandie », écrit l’association Horizon Normandie nature environnement (HNNE) dans sa contribution fouillée à cette enquête publique. Elle cite un courrier de conseillers départementaux de Seine-Maritime (76) en date de juin 2016 :
Cette infrastructure décidée par les autorités publiques, voulue par les acteurs économiques, se fera. »
C’est donc sans surprise que le verdict de la concertation — 60 % d’avis défavorables pour seulement 22 % de favorables sur les 2.858 observations recensées, les 18 % restant regroupant les incertains, les réserves et les demandes de précision — n’a pas été respecté par la commission, qui a émis un avis favorable le 9 septembre dernier, arguant de la « garantie de confort de conduite » ou de « la sécurité routière [qui] s’en trouvera améliorée ».
Pourtant, en y adjoignant 4 réserves et 9 recommandations, la commission semble reconnaître plusieurs limites au projet. Et pas n’importe lesquelles : « Au niveau environnemental, […] certains impacts resteront forts », écrit-elle en préambule de l’avis (page 3, ci-dessous) :
En cause, l’emprise au sol et « la consommation importante de terres agricoles ». Le projet occuperait 516 ha dont la moitié sont des terres agricoles et 146 ha sont des espaces boisés classés, « pour lesquels l’impact résiduel reste considéré comme fort ». Idem pour les milieux naturels, où « une surface d’environ 87 ha de milieux ouverts ou semi-ouverts sera détruite par le projet ; impactant de ce fait certaines espèces dont l’habitat est protégé ». En février dernier, l’Autorité environnementale établissait le même constat : « L’enjeu de l’étalement urbain et de la périurbanisation supplémentaires induits par le projet, et des destructions de sols associées, est donc important. »
Aux destructions, les autorités promettent la compensation
Alors que l’étude d’impact environnemental du projet minimisait les conséquences pour les exploitations agricoles, la commission d’enquête publique la contredit en reconnaissant que certaines exploitations pourraient se retrouver dans « une situation critique ». Parmi elles, Saveur Sauvage, une exploitation bio de plantes sauvages, dont « l’activité est directement remise en cause par le projet qui passe à quelques centaines de mètres », explique Thomas Bertoncini. S’il s’est installé en 2006 avec Myriam Jouanny à Montmain, petit village de 1.500 habitants niché dans le vallon du Vexin, c’est pour « bénéficier de cet environnement préservé et de son patrimoine naturel local exceptionnel ». Le botaniste de formation y recense plus de 160 plantes différentes, dont 9 plantes patrimoniales, parmi lesquelles la phalangère rameuse, qui font de cette pelouse calcicole « un petit joyau écologique ».

Les autorités promettent la compensation des destructions, selon la règle « Eviter-Réduire-Compenser ». Problème, l’étude d’impact environnemental est incomplète : « Une mare a été oubliée, le muscardin n’a pas été recensé. Ils ont même ignoré des chemins de randonnée ! », dit Francis Bia, administrateur d’HNNE, qui mène actuellement une contre-expertise.
D’autres ressources sont menacées, à commencer par l’eau, puisque le tracé passe sur les sources de captage de la réserve qui alimente 300.000 des 486.000 habitants de l’agglomération rouennaise. « Il y a un problème de turbidité de l’eau, avec un limon qui s’érode facilement et un risque d’infiltration d’hydrocarbures ou de poussières toxiques générées par le trafic », précise Francis Bia.
Le trafic automobile, estimé entre 20.000 et 30.000 véhicules par jour, risque également d’aggraver la pollution atmosphérique dans une ville déjà épinglée en 2012 en raison de son taux de particules et d’ozone supérieur aux valeurs de l’OMS. Un territoire qui caracole par ailleurs en tête des émissions de gaz à effet de serre : « L’ex-région Haute-Normandie est la première région émettrice de gaz à effet de serre, en raison notamment de la densité de ses industries pétrochimiques », rappelle Laetitia Sanchez, présidente du groupe EELV à la nouvelle région Normandie.
« Les lobbys économiques sont puissants »
La facture environnementale et sanitaire est balayée par le discours du « développement économique » : « Là où la commission souscrit pleinement au projet, c’est en matière de développement économique. Elle se réclame totalement des intérêts des lobbys industriel et portuaire qui ont imposé le projet. Je ne m’attendais pas à un avis négatif, mais à un peu moins de légèreté sur deux ou trois thématiques décisives » dénonçait Hubert Wulfranc, maire PCF de Saint-Étienne-du-Rouvray, il y a quelques jours.

Outre l’argument ressassé de l’emploi, les promoteurs défendent un gain de temps octroyé par un réseau routier supplémentaire. « Le chiffre de 1507 millions d’euros de gain de temps est avancé, raconte Marie Atinaut, présidente d’HNNE. Mais on n’a pas les données justifiant ces calculs… » Si le postulat de saturation du réseau actuel est contesté par les opposants, l’Autorité environnementale demandait, elle, de son côté, des « précisions sur les trafics à attendre ». Largement de quoi interroger la pertinence même du projet, d’autant qu’une alternative de contournement, à l’ouest de la ville, semblait envisageable.
« Mais les lobbys économiques sont puissants », dénonce Guillaume Blavette. Et pour cause, il y a près d’un milliard d’euros de travaux en jeu, 886 millions d’euros officiellement annoncés pour l’heure — sans les externalités, car « combien coûte la perte de production diverse de tous ces espaces naturels ? » demande Francis Bia. Un financement qui reste d’ailleurs largement en suspens : « Le tour de table est très flou, explique Laetitia Sanchez. A priori, 55 % en incombent aux collectivités locales, dans un contexte où les dotations de l’État ne cessent de diminuer. » D’ailleurs, le département voisin de l’Eure, également concerné par le contournement, aurait fait part de son retrait du financement du projet. « Le péage est probablement le seul moyen de financer cette installation qui n’est pas rentable, mais dans ce cas-là aussi, c’est le contribuable qui paye », soupire l’élue écologiste.
« La déshumanisation territoriale, c’est un aménagement de territoire relevant de choix de classe »
« Ce projet est un modèle de ce qu’il ne faut pas faire », résume David Cormand. Il offre toutefois l’expérience d’une alliance politique intéressante, puisque les bastions communistes de l’est-rouennais ont rejoint le rang des opposants. Ainsi de la mairie de Oissel, l’une des premières communes par laquelle doit passer le barreau de raccordement : « On contourne Rouen par l’est pour amener des camions à l’ouest. S’il s’était agi de faire l’inverse, les grands élus auraient-ils validé le projet ? Nous sommes des communes de la rive gauche, on a les pauvres, et les “sans-dents”, ils doivent s’accommoder de tout. Les populations ont le droit à la santé », dénonce Stéphane Barré, le maire PCF, dans la presse locale.
Une convergence politique qui s’opère sur ce dossier entre EELV et le PCF sous le signe de l’injustice environnementale, comme le confirme Hubert Wulfranc, l’édile PCF de la commune voisine : « Nous, on veut de la qualité de vie dans nos villes. La déshumanisation territoriale, c’est un aménagement de territoire relevant de choix de classe. »
Un collectif d’opposants contre la liaison A28-A13 s’est monté qui regroupe, aux côtés des communes et des formations politiques d’EELV, du PCF et du NPA, plusieurs acteurs associatifs tels qu’Attac, Alternatiba, Greenpeace ou la Confédération paysanne. Une prochaine manifestation doit se tenir le vendredi 14 octobre prochain, qui visera notamment à dénoncer les incohérences politiques à l’œuvre dans ce dossier : « Le lobby de la route peut dire merci, les grandes déclarations de la COP21 n’étaient là que pour les gogos. Ainsi, Alstom fermerait faute de commandes de locomotives. Il y a moins de transport par le train que jamais, mais les autoroutes recevront encore plus de camions ! » annonce le tract d’invitation.

Si le début des travaux est annoncé pour 2020, il faudra d’ici là publier le décret d’utilité publique, attendu pour 2017, avant que le choix du concessionnaire autoroutier ne se fasse, peut-être, l’année suivante. « Mais depuis le temps qu’on entend parler de ce projet, il n’y a toujours pas eu le moindre coup de pioche », veut croire Marie Atinaut. Pas sûr, en effet, qu’avec ce projet, la métropole rouennaise puisse encore être élue « meilleure intercommunalité pour la biodiversité 2016 », comme il y a deux semaines, et accueillir les premières rencontres nationales « Forêt d’exception ».