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EntretienViolences sexistes

Affaire Bayou : « Tout le monde est pris au piège »

Julien Bayou, le 10 septembre 2022, lors de la Fête de l'Humanité, au sud de Paris.

L’emballement médiatique autour des accusations visant Julien Bayou est un « moment réactionnaire » contre le féminisme, selon la politiste Vanessa Jérome.

Accusé de violences psychologiques envers son ancienne conjointe, Julien Bayou a quitté son poste de secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts (EELV) le 26 septembre dernier. Depuis, pas une journée ne passe sans qu’un nouvel article soit publié sur le sujet. Et ceci, alors même que son ancienne compagne n’a pas encore souhaité s’exprimer publiquement. Vanessa Jérome, politiste et spécialiste du parti EELV, nous livre son analyse de cette séquence politique et médiatique.


Reporterre — Depuis la démission de Julien Bayou de son poste de secrétaire national des Verts, il ne se passe pas une journée sans qu’un nouvel article soit publié. Comment analysez-vous cet emballement politique et médiatique ?

Vanessa Jérome — Ce qui se passe aujourd’hui est un révélateur du fait que #MeToo, dont nous venons de fêter le cinquième anniversaire, n’a pas vraiment eu d’impact sur la réalité du monde politique, pour ne parler que de celui-ci. Certains hommes politiques ont été inquiétés, plus rarement condamnés ; des hommes qui ont d’ailleurs souvent été soutenus par le président Macron. En réalité, la fenêtre ouverte par #MeToo s’est très vite refermée. Nous vivons un moment de backlash féministe [1].

Certains veulent temporiser, si ce n’est défaire #MeToo, pendant que d’autres poussent pour désenliser une mobilisation dont on sent bien qu’elle n’a pas porté tous ses fruits. C’est sur cette toile de fond que s’inscrit une « affaire Bayou » qui a très vite polarisé les positions et surtout, ce qui est problématique, réduit les termes de la discussion à une sorte de « pour ou contre Sandrine Rousseau ».


Sandrine Rousseau a été abondamment critiquée pour avoir évoqué le témoignage de l’ancienne compagne de Julien Bayou dans l’émission « C à Vous ». Qu’en pensez-vous ?

Le début de « l’affaire », ce n’est pas du tout la prise de parole de Sandrine Rousseau. C’est un post de Balancetonelu qui date de juin (un bulletin de vote Julien Bayou sur lequel il est écrit « prédateur »), puis un article du Figaro le 7 juillet dernier dans lequel Julien Bayou se défend d’avoir commis des violences psychologiques sur son ex-compagne. Mais tout ça est passé sous les radars. Ensuite, c’est le groupe Relève féministe, sur fond de l’affaire Adrien Quatennens qui a relancé le sujet. Qui serait peut-être encore passé sous les radars si Sandrine Rousseau n’avait été interrogée dans l’émission « C ce soir ». Et c’est son intervention qui a fait exploser l’agenda médiatique.

À partir de ce moment, tout est biaisé, parce que tout ce qui se dit est dépendant du jugement que l’on porte sur Sandrine Rousseau, et que ce cadrage est presque impossible à défaire. Parce que Julien Bayou a bien compris qu’il pouvait en tirer des bénéfices, et que Sandrine Rousseau ne peut pas sortir de son rôle de figure emblématique de la lutte contre les violences faites au femmes. En fait, tout le monde est pris au piège. Aux dépens des femmes qui pourraient être concernées au premier titre, et dont on n’entend pas les voix.

« Parler de “maccarthysme”, c’est se ranger dans le camp réactionnaire et antiféministe »

Que pensez-vous de l’article de « Libération » dénonçant un groupe de femmes qui auraient « mis sous surveillance » Julien Bayou depuis trois ans ?

Cet article, auquel bien des faits manquent et dont la chronologie est contestable, nous laisse tout d’abord avec l’impression que les journalistes et nombre des protagonistes ne savent pas grand-chose. Par ailleurs, il est clairement à charge contre celles qui accusent Julien Bayou. On dirait presque un article de commande, ou en tous cas, que les gens interrogés ont été recommandés aux journalistes par un Julien Bayou soucieux de faire monter au créneau tous ses alliés et surtout toutes les femmes qui voudraient bien le défendre. Et puis, il est rédigé dans un vocabulaire caractéristique des réactionnaires et des antiféministes. Dans ce sens, et peu importe l’intime conviction que l’on peut se faire à ce stade, il fait à la fois du mal aux femmes qui disent avoir à se plaindre de Julien Bayou, du mal à la lutte féministe et, paradoxalement, à Julien Bayou lui-même. Car les termes dans lesquels il est écrit l’érige, non pas malgré lui mais dans des proportions qu’il n’avait peut-être pas anticipées, en figure du backlash féministe. Ce qui est tout de même le comble pour quelqu’un qui revendique d’être un allié des femmes en lutte. En réalité, cet article dit surtout qu’il serait temps que le brouhaha médiatique cesse et que des enquêtes solides soient faites et publiées, si elles doivent l’être.


Les réactions à cet article de « Libération » ont été très violentes. Certains ont parlé de « méthodes dignes de la Stasi » — la police secrète de la RDA, en Allemagne — ou encore « d’inquisition ». Qu’en pensez-vous ?

Ces mots n’ont rien de nouveau. C’est à la fois irritant et désespérant de les entendre encore, surtout dans la bouche de politiques pas si vieux, qui comme Julien Bayou, parlant de « maccarthysme » [2], prétendent construire le monde nouveau. Et puis, ce sont des mots qui manquent leur objectif. Parce que les femmes se parlent depuis les temps immémoriaux, et qu’elles continueront à le faire. Parce que dans une société patriarcale et machiste, où les institutions (la famille, les partis, la police, la justice…) sont fautives, c’est leur seule manière de se protéger. Si on veut que les femmes arrêtent de se parler sur le mode que prétendait dénoncer l’article de Libération, il faut transformer les institutions. Ce que sont censées faire celles et ceux qui se disent féministes, justement, ou qui prétendent à tout le moins être leurs alliées.


Pourquoi cette affaire a-t-elle pris autant d’ampleur alors que les accusations contre d’autres hommes politiques, comme Gérald Darmanin ou Damien Abad, n’ont pas eu le même retentissement médiatique ?

Ce qui est inédit dans le cas de Julien Bayou, c’est qu’il est le premier homme politique inquiété sur le thème des violences faites aux femmes à avoir, à ce point, une image de féministe, et à le revendiquer si fort, au nom de son insertion de longue date dans le milieu militant féministe. Ce qui est intéressant aussi, c’est qu’il est le premier à perturber publiquement les codes de la conjugalité hétérosexuelle monogame [en multipliant les relations], qui est la dominante en politique, officiellement en tout cas. Et à déplacer lui-même, de surcroit, la frontière public/privé, en livrant en premier des éléments de sa vie personnelle dans l’article du Figaro. Vu la quantité de relations supposées, cela ouvre la porte à une pluralité de paroles d’ex-compagnes qui ajoute au flou sur les faits. Cette stratégie d’auto-dévoilement est risquée, elle montre donc qu’il a confiance en lui. Et s’il a confiance, c’est qu’il cumule aujourd’hui nombre de ressources (médiatiques, financières, juridiques et politiques). Et c’est peut-être le signe qu’il faut lire d’un point de vue féministe plutôt que conjugal les accusations portées contre lui : elles révèlent une volonté, même subjectivement fondée, d’alerter les femmes qui pourraient le côtoyer avant que l’échange ne soit trop inégal. Ce qui s’entend, puisque les féministes savent bien que c’est l’accumulation des ressources qui construit le silence des victimes autant que celui des complices.


Beaucoup de femmes ont pris la défense de Julien Bayou. Pourquoi ?

C’est toujours le cas. Dans aucune « affaire » il n’y a que des hommes pour défendre celui qui est inquiété. Ici, ce qui est intéressant, c’est la position des femmes que l’on interroge parce qu’elles sont proches de Julien Bayou mais surtout parce que l’on pense que leurs noms pèsent plus que d’autres. Et c’est à double tranchant. Il y a par exemple Eva Joly, connue pour ses combats anti-corruption mais aussi pour avoir défendu Stéphane Pocrain contre vents et marées féministes.

Il y a ensuite Karima Delli, qui faisait partie des collectifs de jeunesse de Bayou et dont on imagine bien que son témoignage peut servir de caution pour une période dans laquelle on serait plus que jamais tenté de fouiller si l’on voulait montrer que Julien Bayou, riche défenseur des précaires, n’est peut-être pas celui pour qui il veut se faire passer [3].

Une autre encore est Marine Tondelier, qui joue ici pleinement son rôle de candidate au secrétariat national du parti en défendant, en toute logique partisane, l’image du parti. Précautionneuse sur le fond, elle demande qu’on laisse la cellule interne faire son travail ; une cellule qui n’a d’ailleurs été formellement saisie par l’ex-compagne de Julien Bayou que ces derniers jours. Une parole dont on ne peut mesurer la portée sans relever qu’elle est énoncée dans des termes très datés : ceux que l’on utilisait avant #MeToo, sur le mode « si les femmes politiques devaient arrêter de faire de la politique à la moindre inconduite ou incartade des hommes elles n’en feraient jamais… ». Elle est également prise dans le schéma imposé par la stratégie de communication de Julien Bayou, celle du renvoi à la polarisation de jugement de Sandrine Rousseau, puisque Marine Tondelier s’oppose à cette dernière dans le cadre du congrès du parti.

Autant de prises de position féminines qui n’éclairent pas celles et ceux qui voudraient savoir qui est vraiment Julien Bayou et qui masquent surtout les questions que l’on pourrait légitimement (se) poser à propos de la place de Julien Bayou, et de tous les écologistes, dans la nécessaire lutte contre les violences faites aux femmes.

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