Amazon, Cdiscount… Le commerce en ligne envahit le marché alimentaire bio

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Livrer des tomates bio à des particuliers en quelques heures ? Voilà le plan des géants de l’internet. Dernier terrain de conquête du commerce en ligne, l’alimentaire bio attise l’appétit d’Amazon et de Cdiscount. Les agriculteurs, eux, redoutent une perte du sens de leur métier, étouffés par la course à la standardisation et aux volumes.
Le bio attise les appétits. Et pour cause : le marché français des aliments issus de l’agriculture biologique pesait 11,3 milliards d’euros en 2019, soit une progression de 13,3 % par rapport à 2018, selon une récente étude de l’Agence Bio et Les Échos. « Depuis 2013, le marché bio progresse en moyenne de 1,3 milliard d’euros par an », souligne le rapport, au point qu’en 2025, il « pourrait atteindre 22 milliards d’euros ». La grande distribution a l’œil fixé sur ces chiffres favorables, et affine ses stratégies pour avoir une part du gâteau « via des rachats d’enseigne ou la création de concepts dédiés ».
Depuis, les perspectives se sont encore améliorées : la crise sanitaire a bouleversé l’échiquier alimentaire français et accéléré l’essor de la commande en ligne. Mais peu d’agriculteurs bio ont le temps, les compétences ou les moyens de créer et entretenir un réseau numérique de clients. C’est sur ce créneau que se positionnent stratégiquement les acteurs du commerce électronique en leur proposant « clé en main » une vitrine en ligne, des services logistiques et un vivier neuf de clients. En France, si la grande distribution entame sa numérisation, deux acteurs se partagent pour l’instant les grandes parts de ce marché : Amazon et Cdiscount.
Amazon en passe de dévorer l’e-commerce alimentaire
Amazon ne cache pas sa fringale pour le commerce électronique alimentaire. Elle y a consacré sa plus grosse acquisition en date : l’achat en 2017 de la grande surface de produits bio Whole Food, pour la coquette somme de 13,7 milliards de dollars (11,3 milliards d’euros). De quoi renforcer sa flotte de commerce physique déjà établie par sa filiale d’épiceries Amazon Go et ses 16 % au capital de la plateforme Deliveroo. En France, l’hypermarché du web place des pions à Paris, Nice, Lyon et récemment Bordeaux avec son service Prime Now. Pour pallier son manque d’implantation locale, Amazon a noué un partenariat avec le français Monoprix, appuyé par sa filiale Naturalia spécialisée dans les produits bio. Cet accord permet à ses abonnés de recevoir leurs courses à domicile en moins de deux heures. Au total, les abonnés Prime bénéficient « de 6.000 références dont 1.600 produits des marques propres Monoprix : Monoprix Gourmet, Monoprix Bio, Monoprix Bio Origines », explique le leader du e-commerce.

L’avantage d’Amazon en France est double : un service de qualité, appuyé par une concurrence longtemps absente de ce créneau. « Il ne restait que l’alimentaire où le e-commerce était très peu développé, car nos distributeurs se sont réconfortés derrière l’idée que ça ne marcherait pas pour des questions de coût, de transport, et de conservation de la température », observe l’économiste Philippe Moati, coprésident de l’Observatoire société et consommation (ObSoCo). « À l’abri de la concurrence de pure players et n’ayant pas envie de déstabiliser leurs magasins avec une concurrence interne, les grandes enseignes ont fait le minimum pendant vingt ans. »
Or la capacité d’Amazon à repenser la distribution alimentaire est venue bouleverser ce statu quo. « La façon d’aborder le commerce alimentaire d’Amazon, c’est d’apporter une solution efficace au ravitaillement de la maison en partant d’un constat : personne n’aime faire ses courses, relève Philippe Moati. Là où nos distributeurs traditionnels ont cette logique de pousser des produits vers les consommateurs, Amazon part du client et lui apporte des solutions. » En témoigne le maillage de dispositifs physiques et virtuels déployé aux États-Unis pour soulager les consommateurs : choix de la fréquence de livraison à domicile, serrures intelligentes Amazon Key pour permettre aux livreurs de déposer les provisions dans le réfrigérateur des abonnés Prime, possibilité de dicter ses commandes à l’assistante vocale Alexia et même déclenchement automatique de commande à partir d’un seuil critique…
Malgré son ambition, Amazon manque encore d’implantations physiques en France
Trop peu, trop tard, l’e-commerce alimentaire français est-il déjà destiné à tomber entre les mains du mastodonte américain ? « Il n’est pas sûr qu’Amazon va gagner cette partie. L’atout majeur de nos distributeurs, c’est d’avoir un maillage territorial très dense de magasins, capables de battre Amazon sur ce qui fait habituellement sa force : sa vitesse de livraison », estime l’économiste. Or, avec seize agences de livraisons et six entrepôts logistiques, Amazon manque encore d’implantations physiques en France. Malgré l’ambition de sortir de terre trente à trente-cinq entrepôts d’ici trois ans, les oppositions systématiques ralentissent sa dynamique.

Pour le coprésident de l’ObSoCo, une solution pour endiguer son essor serait « de se spécialiser dans un domaine pour jouer sur le côté spécifique, éditorial et communautaire. Il y a des exemples : Asos dans le textile en Angleterre, ManoMano dans le bricolage en France… » C’est même la stratégie du premier e-commerçant français, Cdiscount.
Pourdebon, coûteux champion du e-commerce alimentaire français
Amazon n’est pas la seule enseigne numérique à goûter au marché de l’agriculture biologique. Lors de la publication de ses résultats du troisième semestre 2020, le groupe Casino notait que « la dynamique reste forte sur le bio (+ 8 %) » et que le « e-commerce alimentaire est en progression de + 44 % », notamment grâce à sa filiale Cdiscount. Le leader français du e-commerce a annoncé s’être associé à la place de marché numérique Pourdebon.com le 7 septembre 2020.
Lancée en 2016, cette plateforme joue la fibre du terroir en proposant en vente directe les denrées « des meilleurs producteurs français ». La plateforme regroupe aujourd’hui plus de cinq cents producteurs, et propose dix mille produits frais et d’épicerie fine. Le tout livré à domicile et en moins de 24 heures par les camionnettes Chronofresh. Cheville ouvrière de ce réseau, un maillage de quatre-vingt-dix agences couvre l’Hexagone, capable de récupérer les commandes chez les agriculteurs, de les rassembler en cours de distribution sans briser la chaîne du froid.
Un dispositif mis à profit au cours de la crise sanitaire. « Le confinement nous a très clairement bénéficié : nous avons 400 % de croissance en 2020 par rapport à 2019 », estime Nicolas Machard, le directeur général de Pourdebon. « Tous les producteurs embarqués chez nous ont vu leur activité augmenter de manière exponentielle. Pour certains, ça a été salvateur : ils ont été privés de 30 à 40 % de leurs chiffres d’affaires dans la restauration et sur les marchés. » Au point de s’ancrer au cœur de la dynamique économique des agriculteurs, éleveurs et pêcheurs de la plateforme. « Certains de nos producteurs n’avaient pas forcément besoin de nous. Maintenant, nous représentons une part substantielle de leur chiffre », indique Nicolas Machard. « Ce n’est pas idéal d’être dépendant, évidemment, mais il faut s’adapter à l’air du temps, confie un producteur de légumes de Pourdebon. Quitte à choisir, je préfère encore une plateforme française à Amazon. »

Avec 5.000 commandes hebdomadaires, Nicolas Machard explique qu’il s’agit principalement « d’achats plaisir », réitérés 1,2 à 1,5 fois par mois. Le client type ? « Des gens qui connaissent les bons produits du terroir. Surtout de la silver économie, les plus de soixante ans, hors de Paris, loin des grandes épiceries, et disposant d’un pouvoir d’achat et de temps pour cuisiner. » Car les courses sur Pourdebon pèsent sur le porte-monnaie. Ses prix élevés font tiquer Jean-François Baudin, président du Réseau Amap d’Auvergne-Rhône-Alpes : « C’est rare d’avoir des produits frais réguliers de plus de cinquante euros. L’idée du local n’est pas là non plus, on a des produits de toute la France, et en matière de conséquences écologiques, ce n’est pas terrible. »
Utiliser la place de marché d’Amazon a un prix : pour plus de visibilité, il faut payer
« La vraie question, c’est de savoir si les paysans s’y retrouvent », dit Jean-François Baudin. Le ticket d’accès dépend de la place de marché. Chez Amazon, il faut débourser 39 euros mensuellement pour un « plan de vente professionnel », qui permet de vendre plus de quarante articles par mois. Chaque produit d’épicerie vendu sera également commissionné, à hauteur de 8,24 % pour un prix inférieur à dix euros, et 15,45 % au-delà. La mise en avant des produits engendre elle aussi un coût, très variable. L’utilisation de toute la gamme de services Amazon est un passage obligé pour atterrir sur la page de garde de sa catégorie : si un producteur souscrit aux services logistiques d’Amazon, il « gagne en visibilité auprès des membres d’Amazon Prime, les clients les plus fidèles d’Amazon », indique la documentation de la marketplace. Une spécificité qui incite les producteurs à externaliser leurs services auprès d’Amazon, et renforce leur dépendance.
Chez Cdiscount, pas de frais d’abonnement mensuel. Pourdebon se rémunère via une commission de 25 % sur les ventes réalisées. Celle-ci comprend le transport, les frais techniques générés par la plateforme, le suivi des commandes et des réclamations. « Ça pèse sur les prix, mais ça nous évite de passer des nuits sur la logistique », estime un agriculteur. Contrairement à Amazon, « on ne peut pas bénéficier d’une meilleure visibilité en payant. C’est la qualité du service qui doit justifier le positionnement. Notre critère, c’est l’évaluation des clients, les producteurs qui répondent le plus aux questions sur le site, et qui vendent régulièrement », assure Nicolas Machard.
« Quel est l’intérêt de recevoir sa salade en deux heures ? »
Malgré cette place de marché spécialisée et son coût plus avantageux, concurrencer Amazon restera un tour de force. La plateforme de Jeff Bezos pèse près de 22 % du e-commerce français de produits non alimentaires selon l’institut Kantar World Panel. Soit trois fois plus que Cdiscount. « Amazon offre un potentiel de débouchés sans commune mesure avec leurs concurrents. Comme sur un réseau social, on va là où il y a ses amis », analyse Philippe Moati.
Ces efforts pour accaparer le marché alimentaire bio inquiètent les premiers concernés. Certains agriculteurs biologiques craignent que ces grandes enseignes étouffent puis intègrent les filières paysannes à leur projet commercial global. Sacrifiant du même coup leur autonomie, là où les agriculteurs rêvent d’une souveraineté alimentaire capable de faire vivre les territoires en reliant paysans, citoyens et petits commerces. Ils redoutent une perte du sens de leur métier, étouffés par la course à la standardisation et aux volumes. « D’où viennent les produits Naturalia d’Amazon et quel est l’intérêt de recevoir sa salade en deux heures ? La production agricole, c’est de la sérénité et du temps long. Des acteurs comme celui-là représentent tout l’inverse », s’agace Antoine Pariset, porte-parole de la Confédération paysanne du Rhône. D’autant que la boulimie du mastodonte américain ne s’arrête pas au bio, mais aussi à la terre qui le produit :
Quand Amazon installe un entrepôt, c’est de la terre agricole qui disparaît. Ils ne s’installent jamais sur des friches industrielles. C’est un comble : on vante de livrer des produits frais et on installe ses entrepôts sur des terres artificialisées ! »