Animaux maltraités dans les fermes : une association controversée prétend les « sauver »

- © JB Meybeck / Reporterre
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AgricultureL’association OABA dit sauver les animaux de ferme en les retirant à leurs éleveurs maltraitants. Mais la majorité des animaux reviennent dans le circuit de l’élevage et finissent à l’abattoir. Enquête.
Pull de grosse laine, chaussures usées par la marche, mains calleuses. Dans le tribunal de Paris flambant neuf, aux vitres transparentes et aux bancs d’un blanc encore immaculé, leur dégaine paysanne détone. En ce jeudi 23 mars 2023, une petite bande de quatre agriculteurs est venue à la capitale pour assister au procès de l’un d’eux. Il est reproché à Pierre-Étienne Rault, éleveur de brebis breton, d’avoir jeté une bouse de vache, le 12 septembre 2020, à la figure de Frédéric Freund, directeur de l’association de protection des animaux de ferme Œuvre d’assistance aux bêtes d’abattoirs (OABA).
« J’aurais préféré ne pas l’avoir fait », s’excuse l’éleveur devant le juge. Ce jour-là, il participait à une action organisée par un collectif d’éleveurs appelé Parias (PaysanOABA pour y lire un texte : selon eux, sous prétexte de « sauver » les animaux d’élevage en les retirant des fermes, elle enfonce des éleveurs en détresse. Mais impossible de lire ce discours d’une page jusqu’au bout. « On est humiliés dans nos fermes, on demande la parole quelques minutes, et un public en délire nous traite d’assassins… M. Freund nous raccompagnait vers la sortie et il a souri. » Pour Pierre-Étienne Rault, cela a été l’humiliation de trop, il a alors lancé la bouse de vache.
nes anéanti es et ruiné es par l’idéologie animaliste et son système). Ils s’étaient invités à l’assemblée générale de l’« C’est opaque »
L’OABA, fondée en 1961, est une association de défense des animaux d’élevage. Des vétérinaires et des avocats composent la majorité du conseil d’administration. La généralisation de l’abattage avec étourdissement est une des grandes causes de l’association. Mais la récupération d’animaux de ferme retirés à leur éleveur — les « sauvetages » — est devenue son activité principale. Celle que critiquent ses détracteurs.
L’association n’intervient jamais seule. Le plus souvent elle répond à l’appel des services de l’État, c’est-à-dire de la DDPP (direction départementale de la protection des populations, qui comprend les services vétérinaires). Quand l’administration ou la justice décident qu’un éleveur n’est plus en mesure de s’occuper de ses bêtes, et de les lui retirer, il faut trouver une structure pour les accueillir. Rude affaire, surtout quand il s’agit de plusieurs dizaines, voire centaines de bovins. Deux associations arrivent à répondre à ce besoin de l’État : la Fondation Brigitte Bardot et l’OABA. Sans elles, l’administration ne peut pas agir.

Mais si la Fondation Brigitte Bardot accueille tous les animaux dans des fermes jusqu’à la fin de leur vie, l’OABA ne peut offrir un tel destin qu’à une petite partie des animaux. Elle a environ 450 pensionnaires dans ses « fermes du bonheur », comme elle nomme les lieux où elle les abrite. Les autres, la majorité, repartent dans le circuit de l’élevage, et finissent à l’abattoir à plus ou moins brève échéance. Dans ce cas, l’OABA fait surtout l’interface entre l’administration et les négociants en bestiaux qui hébergent puis revendent le cheptel.
Mais l’association ne présente pas ainsi son activité. Sur les réseaux sociaux, ce sont les opérations de sauvetage ou le « troupeau du bonheur » qui sont mis en avant, pour demander des dons. Quant à la brochure sur les sauvetages, elle ne précise pas que la plupart des animaux repartent dans le circuit de l’élevage. Un voile pudique est jeté sur leur devenir. « L’essentiel pour l’OABA, c’est que les animaux soient retirés de leur enfer et ne meurent pas de faim, de soif ou d’absence de soins », explique le document.
🆕Des nouvelles des 61 bovins retirés de l'enfer en #Corrèze il y a plus de 5 semaines.
🐮Les #animaux sont désormais calmes et profitent d’une épaisse litière. 🌞
Une naissance a eu lieu, et 2-3 autres sont en préparation.
https://t.co/J3HorbDh8p #protectionanimale #oaba pic.twitter.com/hNMQxt8H9o— OABA (@OABA_Off) June 2, 2023
« Ils disent qu’ils font un sauvetage et derrière, les bêtes vont à l’abattoir. Le respect de l’animal, il est où ? » questionne Damien Boudignon, éleveur de vaches allaitantes dans l’Allier. Il fait partie de l’association Défendre les éleveurs, défendre les animaux, qui a pris la suite du collectif Parias pour dénoncer les retraits d’animaux. Pour eux, les éleveurs auxquels on retire leur troupeau — et leurs animaux — sont victimes d’un système agricole qui les pousse à s’agrandir pour survivre, puis élimine ceux qui ne tiennent pas le coup, comme le racontait Reporterre dans un précédent article.
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C’est ce qui est arrivé à Damien, qui pendant une période « n’y arrivait plus » et s’est fait retirer ses vaches en mars 2022 suite à une décision de justice ordonnant la confiscation. La propriété a été transférée à l’OABA, sans indemnité. Une lourde peine. « Ils m’ont pris 255 animaux : 126 vaches et la suite, des broutards, des veaux », raconte l’éleveur.
Il s’est demandé où étaient allées ses bêtes, a passé des coups de fil dans son réseau, cherché sur les sites des abattoirs. Il y a retrouvé la trace de plusieurs de ses taureaux et vaches. Le jour où on lui a retiré son cheptel, celui-ci a été évalué par un expert à 341 000 euros. Où est allé l’argent de la vente ? L’OABA l’a-t-elle empoché ? Ou un chanceux marchand de bestiaux ? « C’est opaque », dénonce le jeune éleveur, qui traîne encore un crédit sur le troupeau envolé.
Où va l’argent ?
Le plus souvent, les animaux sont retirés avant toute décision de justice. C’est le cas pour Paul Chatellier, éleveur de vaches laitières en Loire-Atlantique. En ce jeudi de mars, présent sur les bancs du tribunal, il a exceptionnellement quitté sa ferme pour soutenir Pierre-Étienne. Le jour où ses animaux ont été retirés à Paul, la DDPP lui a présenté un document, l’incitant fortement à écrire qu’il acceptait de donner mandat à l’OABA pour vendre ses 88 vaches. Il a fini par signer, tout en écrivant « je me sens contraint de le faire ». Le cheptel a été vendu le jour même.
Quelques mois plus tard, l’association lui a envoyé un chèque de 37 000 euros, correspondant à la vente. L’éleveur avait fait évaluer le prix d’une vingtaine de bêtes par un marchand de bestiaux quelques jours avant le retrait. « L’OABA les a vendues pour la moitié du prix qui m’était proposé ! » affirme-t-il. Il avait aussi un troupeau de moutons d’Ouessant, qui lui a été confisqué. Là encore, pas d’indemnité. Il ne sait pas ce qui est advenu de ses moutons.
Thierry Hervé, lui, a refusé de donner procuration à l’OABA pour vendre. Il a un métier particulier : il rachète des animaux maigres pour les engraisser. L’administration lui a reproché un taux de mortalité trop élevé, et il s’est fait retirer ses vaches en février 2020. « Certaines étaient maigres, car je venais de les acheter, mais d’autres étaient bien grasses ! » affirme-t-il. Le jour du retrait, se sentant contraint, il a lui aussi signé l’autorisation de vente. Puis s’est rétracté le lendemain.
L’OABA a donc mis les animaux en pension dans une ferme partenaire. C’est à l’éleveur de payer les frais de garde. À un prix d’au moins 2 euros par jour et par animal, la facture s’envole vite. Le tribunal a finalement ordonné la vente des animaux pour rembourser l’OABA. Mais la cession des 315 bovins retirés n’a pas suffi à payer les dettes, l’association réclame encore plus de 78 000 euros de frais de pension. « On ne sait pas combien de bêtes ont été vendues, ni à quel prix ! » conteste l’éleveur.

Selon ces paysans, l’OABA contribue à les ruiner : elle revend leurs animaux, leur demande des pensions, et en plus lance des appels aux dons pour financer ses sauvetages. Dans les cas documentés par Reporterre, le calcul précis des frais de pension, des frais vétérinaires ou de transport, et le prix détaillé des bêtes vendues ne sont pas systématiquement fournis, ou alors sont imprécis. Les prix de vente des bovins sont fixés par les marchands de bestiaux, sans que l’éleveur ait son mot à dire. L’association travaille avec quelques marchands de bestiaux qui assurent agir ainsi pour la bonne cause plus que pour l’argent. « Je suis payé en pension, 2 euros par jour et par bête, nous explique l’un d’eux. C’est pas une fortune, mais c’est un métier quand même. »
Quand on demande où va l’argent des ventes de bétail, la réponse de l’OABA — qui a refusé de répondre à Reporterre — se trouve dans un de ses documents : elle dit rembourser les frais qu’elle engage pour « l’accueil des animaux, les soins vétérinaires et les frais d’hébergement ». Ce serait aux éleveurs de payer ces frais, mais « leur situation financière permet rarement d’obtenir le règlement des sommes dues », précise-t-elle.
S’il y a un surplus, il est remboursé à l’éleveur. En général, les animaux étant en mauvais état, l’association assure que cela ne suffit pas. Elle en serait donc de sa poche. Et elle ne reçoit pas de subventions. C’est pourquoi elle fait appel aux dons et legs. Pour elle, l’État se décharge sur elle et devrait payer ces frais, voire créer des « structures publiques » d’accueil, sortes de fourrières pour animaux d’élevage retirés à leurs propriétaires.
« Eux ne font pas ce qu’il faut »
Venue aussi au tribunal le 23 mars pour soutenir son collègue, Aurélie, maraîchère et ex-éleveuse de chevaux, est agacée par le discours de l’OABA. L’association affiche un budget annuel d’environ 1,5 million d’euros et plus de 2 millions de trésorerie. « Avec tout leur argent, ils ne pourraient pas plutôt payer du foin aux éleveurs en difficulté ? » demande-t-elle. Par ailleurs, cela n’éclaircit pas le cas de Damien : lui n’avait rien à rembourser. Alors, où est allé le produit de la vente ?
Lorsqu’ils essayent d’avoir des informations sur le devenir de leurs animaux, les éleveurs doivent chercher par eux-mêmes. L’administration ne semble pas avoir de suivi des animaux après le retrait. Le ministère de l’Agriculture indique à Reporterre ne pas avoir de chiffres. Mélanie Cozon, avocate au barreau de la Drôme, a accompagné une agricultrice dont les vaches sont allées à l’OABA. Elle voulait savoir où elles étaient. « J’ai demandé au procureur, qui m’a dit de demander à l’OABA. Je leur ai écrit, je n’ai jamais eu de réponse. »

La colère est d’autant plus forte que l’OABA apparaît aux éleveurs au-dessus des règles qu’on leur reproche de ne pas avoir respectées. Les vaches de Paul lui ont été retirées le 3 mai 2018. Quelques mois plus tard, il a consulté en ligne l’inventaire de son cheptel. Presque une trentaine de vaches étaient déclarées sorties dès le 3 avril 2018, soit un mois avant le retrait. « Nos exploitations sont contrôlées, mais eux ne font pas ce qu’il faut ! » Conteste le paysan grisonnant. Chez Damien, les vaches ont été embarquées, mais pas leurs documents de suivi sanitaire, pourtant indispensables pour tout mouvement. « J’avais trois taureaux sous antibiotiques quand ils me les ont retirés, ajoute le jeune agriculteur. Ils les ont envoyés à l’abattoir alors que normalement il y a un délai d’attente. »
D’ailleurs, il a aussi remarqué que certaines de ses vaches ont été tuées à l’abattoir Bigard de Villefranche d’Allier. Cet abattoir ne figure pas dans la liste établie par l’OABA de ceux pratiquant systématiquement l’étourdissement, pourtant une des grandes causes de l’association.
« L’OABA participe aux mécanismes d’écrasement des paysans »
Le bien-être animal lui a aussi semblé secondaire le jour de l’enlèvement de ses bêtes, où certaines vaches gestantes ont attendu toute la journée dans la bétaillère. Au procès de Pierre-Étienne, son avocate a rebondi sur ce thème : « Lors de son AG de 2020, l’OABA a remis un prix à Casino, Système U et Carrefour. Pensez-vous vraiment que ces enseignes agissent pour le bien-être animal ? L’OABA participe aux mécanismes d’écrasement des paysans ».
« Elle les jette au tribunal des réseaux sociaux », a poursuivi Pierre-Étienne devant le juge. Sous une publication sur les réseaux sociaux de l’OABA sur un « sauvetage », deux commentaires demandent que le nom de l’éleveur soit dévoilé pour « que sa vie devienne un enfer ». Les éleveurs sont qualifiés d’« ordures », de personnes « ignobles » ou « sans cœur ». Sur une vidéo de l’assemblée générale de 2020, le négociant en bestiaux Max Josserand, partenaire de longue date de l’association, se félicite devant l’assemblée d’avoir évité le suicide à un agriculteur d’une étrange façon : « Je sentais qu’il était à la veille de rentrer chez lui, [de] prendre un fusil. Il allait se suicider, ça c’était pas bien grave, mais il avait une femme et des enfants ». L’association assure prendre en compte la détresse des agriculteurs. Lors de son assemblée générale de 2022, une conférence s’intitulait « Sauver les animaux sans oublier les humains ».
L’OABA alerte aussi sur une situation intenable due à la crise de l’élevage, avec une forte augmentation du nombre d’animaux pris en charge durant les dix dernières années. En 2022, elle a récupéré plus de 2 000 animaux, presque deux fois plus qu’en 2021. Les cas de « maltraitance » animale augmentent, justement parce que les éleveurs font face à de plus en plus de difficultés, note-t-elle, comme l’inflation depuis le début de la guerre en Ukraine ou les sécheresses à répétition. Le nombre d’interventions n’augmente pas, mais les troupeaux s’agrandissent, faisant gonfler le nombre d’animaux en difficulté.
« Nous sommes les idiots utiles du système, c’est compliqué de s’en prendre aux autres acteurs, comme le préfet, alors c’est à nous que l’on s’en prend, se défend Frédéric Freund devant le tribunal. En vingt ans, je n’ai jamais eu personne pendu au fond de la grange ! » L’association assure que ses interventions sauvent des paysans. Reste que pour ceux qui ne veulent plus se taire, elle contribue à les enfoncer.
Au sortir du tribunal, Pierre-Étienne Rault a écopé d’une amende de 300 euros avec sursis, de 500 euros de préjudice moral à verser à M. Freund et du remboursement de la chemise tachée de bouse de vache. Il ne fera pas appel, la peine limitée par rapport aux demandes de la partie civile fait déjà figure de petite victoire. Pour une fois, les éleveurs sont ressortis du tribunal la tête haute.