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Énergie

Annonces de RTE : « Il y a ce fantasme que l’électricité va tout solutionner »

RTE prévoit une augmentation massive de la consommation électrique française d'ici à 2035.

La consommation d’électricité en France va fortement augmenter, dit RTE. Une prévision à rebours de l’impératif de sobriété, estime l’ONG négaWatt, qui salue cependant l’appel à intensifier le développement des renouvelables.

Dans une étude publiée le 7 mai, le gestionnaire du réseau de transport d’électricité français (RTE) revoit fortement à la hausse la consommation électrique attendue en France d’ici 2035. Pour y faire face, RTE estime notamment qu’il faudra doubler d’ici là la production nationale d’énergies renouvelables et miser fortement sur des mesures de sobriété. Le discours converge a priori avec celui de l’association négaWatt, qui promeut un avenir électrique 100 % renouvelable en France. Marc Jedliczka, l’un de ses porte-paroles, porte toutefois un regard critique sur la manière dont RTE projette l’électrification et la sobriété du pays.



Reporterre — D’après l’étude de RTE, la France pourrait consommer 580 à 640 térawattheures (TWh) d’électricité par an d’ici 2035. C’est bien plus qu’en 2022 (460 TWh) et bien plus que les prévisions établies dans la précédente étude, Futurs énergétiques 2050, réalisée par RTE. Cette hausse vous paraît-elle inéluctable ?

Marc Jedliczka — Non, dans les Futurs énergétiques 2050, l’évolution de l’électrification nous semblait déjà exagérée. Il y a un tropisme électrique chez RTE, qui est normal puisque c’est leur raison d’être, mais qui a contaminé tout l’appareil d’État. On annonce l’interdiction des chaudières à gaz, la construction de gigafactories pour alimenter tous les transports en batteries électriques… Il y a ce fantasme que l’électricité va tout résoudre.

Chez négaWatt, on pense que ce n’est pas réaliste. Il faut bien sûr électrifier massivement : c’est possible pour la mobilité légère, mais pour les poids lourds, on n’y croit pas. De même, pour l’industrie, les niveaux d’électrification annoncés sont inatteignables.



RTE justifie son évaluation par la révision à la hausse des ambitions climatiques européennes (- 55 % d’émissions de carbone en 2030 par rapport au niveau de 1990), par les conséquences de la guerre en Ukraine et par les ambitions de réindustrialisation de la France. Comment répondre à ces enjeux sans électrification massive ?

La question, c’est comment remplacer le pétrole, dont la densité énergétique et la forme liquide le rendent extrêmement pratique, par un vecteur énergétique durable et qui soit généralisable, notamment dans les transports. Les batteries électriques posent des problèmes en matière d’extraction de ressources minières, de lithium et de certains métaux.

Si l’on considère que la France représente 1 % de la population mondiale et que l’on ne peut donc exploiter équitablement que 1 % des réserves connues de lithium, on n’a pas de quoi équiper tous nos véhicules, camions compris, en batteries électriques.

L’énergie électrique possède encore l’aura du progrès technique, incarnation de la modernité. Unsplash / Markus Spiske

Nos scénarios misent donc beaucoup sur un autre vecteur en complément de l’électricité : le gaz durable, et notamment le biométhane. Le gaz naturel pour véhicules (GNV) se rapproche des vecteurs énergétiques liquides et peut donc être très intéressant d’un point de vue logistique, s’il devient vert. Nos scénarios l’utilisent pour faire rouler les camions et en partie pour chauffer les bâtiments et pour l’industrie.

Certaines associations écolos critiquent ce recours au biométhane mais nous estimons qu’il est possible de le produire en quantités suffisantes sans qu’il n’entre en concurrence avec la production alimentaire : on peut faire de la méthanisation à partir des déchets alimentaires et agricoles et utiliser des cultures intermédiaires, qui ont la vertu de couvrir et nourrir les sols entre deux cultures vivrières sans les concurrencer, il existe des végétaux qui poussent très vite et possèdent un fort pouvoir méthanogène. On a beaucoup travaillé avec le scénario After 2050 et avec l’Agence de l’environnement (l’Ademe) sur ces sujets.



Qu’est-ce que motive alors, selon vous, ce tropisme électrique dont vous parliez ?

Historiquement, il a permis de pousser dans le dos l’industrie nucléaire. Mais plus profondément, il existe une hiérarchie qui s’est opérée culturellement, entre les différents vecteurs énergétiques et qui reprend leur ordre d’arrivée. On s’est chauffé au bois, puis au gaz, puis est arrivée la « fée électricité ».

Inconsciemment, l’énergie la plus récente incarne la notion de progrès, est la plus moderne et désirable. Et l’avènement du numérique vient verrouiller l’électricité comme vecteur pour le coup indépassable dans ce secteur…

Pour négaWatt, il faut drastiquement accélerer le développement des énergies renouvelables. Unsplash / Jason Blackeye

L’étude RTE appelle à un effort inédit pour développer les énergies renouvelables (EnR) en France. N’est-ce tout de même pas un message bienvenu pour accélérer la décarbonation, quel que soit notre objectif de consommation électrique ?

Si, bien sûr, nous prônons depuis longtemps l’accélération drastique du développement des EnR. La France est le seul pays européen à ne pas tenir ses propres engagements en la matière. On installe moins de 2 GW de puissance renouvelable chaque année. RTE veut doubler le rythme mais nous pourrions carrément aller à 6 ou 7 GW par an comme le fait l’Allemagne.

Cela nécessite que l’État donne les moyens, notamment aux collectivités locales, pour accélérer. Et que l’on vienne à bout des blocages administratifs qui font qu’un projet éolien prend 8 à 10 ans en France contre 3 ou 4 ans ailleurs. Il faut prendre en compte la préservation des paysages mais aujourd’hui les projets sont concentrés dans le nord du pays. Si l’on répartit mieux l’effort sur le territoire, un doublement du nombre d’éoliennes devient plus acceptable.

« Il n’y a aucune raison de limiter le développement des renouvelables »

L’argument qui consiste à dire qu’on n’en a pas besoin puisqu’on a le nucléaire est aussi absurde. Le réseau européen d’électricité est interconnecté : même si on ne consomme pas toute notre électricité renouvelable, elle pourra aller alimenter nos voisins et y éviter la production d’électricité par une centrale à gaz ou au charbon. Il n’y a aucune raison de se mettre de limites sur le développement des renouvelables.

Par ailleurs, cet appel au déploiement massif des EnR par RTE étaye notre vision d’un avenir électrique 100 % renouvelable. Les futures centrales nucléaires voulues par Emmanuel Macron ne seront pas mises en services, pour les premières, avant 2037 au mieux. Il faut donc miser entièrement sur les renouvelables jusqu’en 2035 pour décarboner le pays. Alors, pourquoi s’arrêter en chemin ? On peut poursuivre le même effort massif de déploiement des EnR après 2035.



Un autre levier majeur sur lequel mise RTE dans son étude concerne la sobriété. Celle-ci devient un impératif dans le discours de l’institution, alors qu’elle n’était jusque-là qu’une option parmi d’autres. Saluez-vous cette évolution ?

L’appel à la sobriété est toujours bon à prendre. C’est bien que le sujet émerge, même s’il a fallu la guerre en Ukraine pour enfin briser le tabou… Maintenant, il faut aller au bout de la logique : je suis sceptique sur ce que RTE appelle « sobriété » tout en projetant une consommation électrique qui pourrait atteindre 640 TWh en 2035. Dans notre scénario 100 % renouvelable, nous diminuons au contraire à 397,5 TWh la consommation électrique en 2035, et 354 TWh en 2050. Mais une vraie sobriété implique de changer nos modes de vie. Ce sont des changements structurels.

« Une vraie sobriété implique de changer nos modes de vie. Ce sont des changements structurels. » Unsplash / Chelsea

Il faut réorganiser l’urbanisme pour limiter les déplacements. Et c’est aussi une sobriété dimensionnelle : en contraignant le poids des véhicules, par exemple. Ce sont des choses qui peuvent se piloter par la fiscalité. Le bonus malus devrait être bien plus drastique sur le poids des véhicules, et pourrait être une taxe annuelle plutôt que simplement à l’achat, pour faire la pédagogie auprès des propriétaires de SUV de la nocivité de leurs véhicules…



Le concept de « sobriété conviviale » est aussi invoqué par négaWatt. Comment éviter également l’écueil d’une surresponsabilisation des individus et des « petits gestes », au détriment des enjeux systémiques ?

La sobriété conviviale renvoie à l’idée d’une possible mutualisation des moyens. Dans l’habitat participatif, plutôt que de chacun chauffer à vide une chambre d’ami qui ne sert qu’une fois par an, pourquoi ne pas mutualiser ce genre d’espaces ? De même, il est absurde d’avoir la même voiture pour aller faire ses courses et pour partir en vacances en famille alors que ce besoin ponctuel d’un véhicule très spacieux pourrait être partagé. Le mantra de négaWatt est de toujours partir des usages : pour soutenir la transition et aller vers la sobriété, il va falloir basculer vers une propriété d’usage.

Il faut également éviter de trop faire porter les efforts sur les individus. Mais c’est délicat car le rôle de chacun reste indispensable, 30 % de l’effort porte sur les comportements individuels mais ce n’est évidemment pas suffisant, les industriels et les institutions ont aussi une lourde responsabilité si nous voulons aller vers une vraie sobriété. La première étape, c’est la bataille sémantique et elle semble gagnée. J’espère que la notion de sobriété est inscrite une bonne fois pour toutes dans toutes les têtes.

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