Au Chiapas, des milices s’approprient les terres des zapatistes

Collectif de femmes de la communauté de Nuevo San Gregorio ayant créé l’atelier couture, octobre 2021. - © Juliette Martinez
Collectif de femmes de la communauté de Nuevo San Gregorio ayant créé l’atelier couture, octobre 2021. - © Juliette Martinez
Les habitants du Chiapas mexicain qui ont durement conquis leur autonomie font face à une nouvelle menace, écrivent les auteurs de cette tribune. Ayant rejoint des brigades d’observateurs des droits humains, ils racontent comment des milices privatisent à nouveau les terres.
Le 1ᵉʳ janvier 1994, jour de l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange nord-américain, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) descend des montagnes et prend plusieurs villes. L’insurrection est à la fois dirigée contre le gouvernement local de l’État du Chiapas et celui fédéral du Mexique, pour le respect des droits et de la dignité des indigènes. Plusieurs municipalités sont aujourd’hui autonomes de fait, autogérées et regroupées en douze caracoles (régions). Processus de décision horizontaux, participation citoyenne de tous ceux qui le souhaitent, loi mettant les femmes au même niveau que les hommes… Les zapatistes tentent de mettre en application nombre des idéaux politiques des mouvements progressistes socialisants du monde entier. Cagoulés de noir et mitraillette à la main, les guérilleros sont devenus depuis 28 ans des symboles dans le monde entier. Sensibles aux principes politiques qui y sont mis en place, Antoine Dibon et Juliette Martinez ont rejoint le Chiapas à l’automne 2021 pour soutenir le mouvement zapatiste en participant au programme des Brigades civiles d’observation des droits humains.
En septembre 2021, un communiqué de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) alertait sur un risque de guerre civile dans l’État mexicain du Chiapas. Peu avant, deux de ses membres avaient été enlevés, puis séquestrés huit jours durant par un groupe paramilitaire de l’Organisation régionale des producteurs de café d’Ocosingo (Orcao). Autrefois associée aux zapatistes, cette organisation est désormais inféodée au gouvernement mexicain, qui a mis en place une politique contre-insurrectionnelle, à base d’aides sociales et d’octroi de terres, pour acheter les populations et diviser la communauté zapatiste, en résistance contre sa politique néolibérale. C’est ce même groupe Orcao qui sème la terreur dans la communauté zapatiste de Moisés Gandhi en tirant à balles réelles, comme l’ont relevé certains collectifs français.

Après nous être intéressés pendant plusieurs mois au mouvement zapatiste, Juliette et moi-même avons découvert l’existence d’un programme appelé « Brigades civiles d’observation ». Mises en place par le Centre de droits humains Fray Bartolomé de las Casas (Frayba) et ouvertes à tous, ces brigades constituées d’observateurs des droits humains sont envoyées dans des communautés indigènes en résistance du Chiapas afin de rendre compte des atteintes aux droits humains qu’elles subissent. Rejoindre ces brigades était pour nous un moyen de soutenir le mouvement zapatiste, dont les valeurs sociales et écologiques nous inspirent beaucoup.
Envahisseurs de cultures
En octobre 2021, nous avons donc rejoint le Frayba à San Cristobal de las Casas, l’ancienne capitale du Chiapas. Après une courte formation sur le contexte politique du Chiapas, le mouvement zapatiste et le fonctionnement des brigades, notre groupe de quatre personnes (une Allemande, une Argentine et nous, deux Français) est envoyé dans la petite communauté zapatiste de Nuevo San Gregorio.
Les trente-quatre habitants de cette communauté ont décidé de faire appel aux brigades civiles d’observation en raison d’un conflit qui dure depuis le 19 novembre 2019. Ce jour-là leurs terres, environ 155 hectares dont 45 cultivables, leur ont été volées par ceux qu’ils appellent « les envahisseurs », un groupe d’indigènes, comme eux, mais non zapatistes, qui cherche également à tirer parti du mouvement contre-insurrectionnel, devenu guerre fratricide entre indigènes. Encerclant les terres de fils barbelés, ces « envahisseurs » ont décidé de se les approprier, privant la communauté de son principal moyen de subsistance : l’agriculture.

Le jour de notre arrivée, les habitants de Nuevo San Gregorio nous accueillent et nous racontent leur détresse. Certains fondent en larmes. Séquestrés au milieu des barbelés, ils sont régulièrement la cible de provocations, d’insultes et de menaces de la part de ceux qui cultivent aujourd’hui leurs terres. Les enfants ne vont plus à l’école primaire qu’un jour par semaine et l’école secondaire, entourée de barbelés, est complètement fermée. Les hommes, privés de travail car désormais presque sans terres, restent au centre du village pour surveiller les alentours, vigilants. Les femmes restent chez elles pour s’occuper des enfants : ne pouvant plus travailler aux champs avec les hommes, elles ressentent un pesant isolement.
Autour de nous, la nature à perte de vue : de magnifiques petites collines boisées entourent la communauté et, en contre-bas, de grandes plaines, de vastes champs de maïs… cernés de barbelés. Ces terres, ce sont les leurs, ou plutôt celles de l’organisation zapatiste. Car les zapatistes ne se veulent pas propriétaires de la terre, juste les gardiens, ceux qui la cultivent de manière collective, sans jamais la blesser avec des produits chimiques.
Refus du partage
Lors des douze prochains jours, nous allons observer la situation et les éventuelles agressions commises par « les envahisseurs ». Le cas échéant, il nous faudra prendre des notes, et, si la situation le permet, des photos et des vidéos. À notre retour, Frayba utilisera nos observations pour faire pression sur les autorités officielles et alerter l’opinion publique.
Nous passons nos journées à discuter avec les habitants. Ils nous expliquent que « les envahisseurs » souhaitent vendre les terres cultivables et faire commerce du bois des collines. Pour les zapatistes, c’est quelque chose d’inimaginable, tant ils sont proches de la nature : ils n’abattent un arbre que dans un but très précis, pour construire une maison, par exemple. À leurs yeux, la terre appartient à tout le monde, elle ne peut se vendre ni s’acheter, et on ne doit pas faire commerce de ses ressources. Fidèles à cette philosophie, ils ont proposé un partage des terres. En vain.

Dépossédée de ses ressources agricoles, Nuevo San Gregorio dépend aujourd’hui de la solidarité d’autres communautés zapatistes et de la vente de broderies et de poteries à l’effigie de l’EZLN réalisées par un collectif de femmes du village. Une petite source de revenu qui leur permet parfois d’acheter des produits de première nécessité.
Au matin du treizième jour, une nouvelle brigade nous relève, et nous quittons les six familles de Nuevo San Gregorio, contents d’avoir pu nous rendre utiles, ne serait-ce que par notre présence et notre écoute. Malgré l’apparente tranquillité de notre séjour, le conflit était bien là. Visible comme ces barbelés qui encerclent les champs et les séquestrent dans leur propre village. Visible encore comme la crainte et la méfiance qui se lisaient sur les visages des habitants quand quelqu’un approchait du village. Palpable, enfin, comme l’émotion de cette adolescente de 16 ans qui nous a confié qu’elle se sentait comme une femme sans futur.
Les communautés zapatistes sont victimes d’agressions parce qu’elles vivent de façon autonome, en rupture avec le capitalisme. Les Brigades civiles d’observation constituent un moyen simple et efficace de les soutenir.
Les auteurs de cette tribune ont également réalisé un court-métrage sur le sujet :