Reportage — Déchets nucléaires
Au bois Lejuc, on résiste dans les arbres

Durée de lecture : 8 minutes
Déchets nucléaires LuttesL’épicentre de la lutte contre la poubelle nucléaire de l’Andra se trouve au bois Lejuc, près de Bure. Depuis juin 2016, les opposants y organisent la résistance, entre cabanes arboricoles et espaces communs.
- Actualisation - Jeudi 22 février 2018 - Ce jeudi, la gendarmerie a investi le bois Lejuc, pour en expulser les occupants (infos détaillées ici).
- Article original publié le 23 novembre 2018 :
Cet article est le deuxième volet de notre reportage, dont on peut lire ici le premier volet : A Bure, contre le désert nucléaire, habitants et néo-paysans font revivre la campagne
- Mandres-en-Barrois (Meuse), reportage
Si les opposants à Cigéo peuplent désormais les villages alentour, le projet de l’Andra est aussi attaqué en son épicentre. Ce cœur, sous lequel l’Agence espère enfouir les déchets radioactifs, s’appelle le bois Lejuc. Depuis juin 2016, une poignée de militants occupe la forêt afin d’empêcher le début des travaux. Des trois cabanettes branlantes originelles construites en lisière, l’occupation s’est déployée, élevée dans les arbres, structurée. Le chemin de terre qui mène au bois par le Nord est désormais solidement barré d’un amoncellement de pneus, de barbelés et de palettes. « Bienvenue à la barricade Nord », indique un panneau. Derrière, la forêt résonne de mille coups de marteau.

Profitant du soleil matinal, un petit groupe de bricoleurs manie la scie et le maillet, transformant peu à peu un tas de palettes et des bottes de paille en une cabane spacieuse qui servira bientôt de cuisine collective. « Nous nous préparons à l’hiver », sourit Pauline [*], en émergeant d’une maisonnette en bois. Elle m’invite à prendre un café chaud dans son foyer. La décoration est sommaire, mais tout y est : un petit poêle, un grand lit recouvert d’épaisses couvertures, une bibliothèque et même une tapisserie noircie par la fumée des cigarettes. Des toilettes sèches sont installées au milieu des arbres. Pour se laver, il faut se rendre à la Maison de la résistance, ou « se débarbouiller dans une flaque ». Le quotidien de Pauline, comme celui de tous les habitants de la forêt, se compose ainsi d’anecdotes : se réveiller avec des oiseaux sur la tête, croiser un chat sauvage en se promenant au crépuscule, petit déjeuner d’une poêlée de trompettes de la mort fraîchement collectées. « C’est du bonheur à l’état pur, ici on vit intensément », se réjouit celle qui, il y a un an, redoutait de passer une nuit dehors dans le froid.

Tout n’est pas romantique, loin de là. La vie collective est faite de hauts et de bas. Biscuits, fruits et autres denrées alimentaires doivent être suspendus pour éviter d’attirer souris et rats. La boue s’incruste partout, donnant même lieu à un nouveau type de météo : « Ici, on dit qu’il fait “muddy” » [boueux, en anglais], plaisante Pauline, avant d’ajouter : « Il y a aussi le harcèlement policier, ils viennent nous filmer, passent avec des hélicoptères, nous insultent. » Malgré la menace toujours présente d’une expulsion — le bois étant occupé illégalement — les militants se projettent à long terme.
Ce qui se joue sous la cime des chênes
« L’occupation n’est pas éphémère, la lutte s’ancre dans la forêt, constate Pauline. On peut parler d’une Zad, comme à Notre-Dame-des-Landes. » Comme dans le bocage nantais, le bosquet meusien s’est doté d’infrastructures collectives — une cuisine, un lieu de réunion — et des assemblées régulières permettent de réfléchir collectivement au devenir de ce squat à l’air libre de quelque 300 hectares. Tournage d’un film avec le collectif des Scotcheuses, formation à l’automédication, accueil de visiteurs du Forum social antinucléaire. Une feuille de chou hebdomadaire rédigée à la Maison de résistance, le Hibou express, permet de tenir tout le monde au courant des activités. Sous le couvert des noisetiers, des projets éclosent : une auto-école associative pour proposer des permis de conduire à des prix abordables (la voiture à double pédale a déjà été achetée), un centre social autogéré qui accueillerait jeunes et vieux en galère.

Une balade en forêt permet de mieux prendre la mesure de ce qui se joue sous la cime des chênes. Pauline et Tom [*] se dirigent sans hésiter à travers les taillis. Çà et là, des cabanes surgissent dans la lumière dorée de l’après-midi. Certaines ont des petits noms — le « loft », le « dracab » — et rivalisent de standing. Ici, une grande baie vitrée orientée vers l’Ouest recueille les derniers rayons du jour ; là, un panneau solaire permet d’alimenter une lampe de chevet, « un luxe pour bouquiner le soir ».

Au milieu d’une clairière, le bruit métallique des mousquetons attire mon regard vers les hautes branches d’un arbre : quatre occupants s’activent dans les airs, suspendus par des cordages. À plus de quinze mètres de hauteur, ils aménagent une immense cabane d’une trentaine de mètres carrés. À terre, fenêtres et meubles récupérés patientent avant de s’élever vers la plateforme. Lieux de vie et refuges en cas d’expulsion, ces cabanes arboricoles sont les nids de celles et ceux qui peuplent le bois depuis quinze mois. Causer avec les sittelles torchepot, côtoyer les hiboux, cueillir les pleurotes, autant de petits plaisirs qui réchauffent le cœur quand le thermomètre descend au-dessous de zéro.
Si les forces de l’ordre et les agents de l’Andra ne peuvent plus pénétrer dans le bois depuis le début de son occupation, les habitants continuent de venir s’y promener. Un réseau de solidarité se tisse peu à peu entre opposants venus d’ailleurs et locaux. Un paysan apporte de la paille, une habitante rapporte des chandails chauds. Dans leurs yeux, une étincelle d’admiration : « Nous sommes nombreux à soutenir ce qu’ils font dans le bois, même si on y va pas nous-mêmes », me glisse un grand-père croisé plus tard dans les rues de Gondrecourt.

Les associations locales, plus portées sur le combat juridique que sur l’action directe de désobéissance, ont elles aussi franchi le Rubicon forestier : à l’orée du bois Lejuc, elles ont posé les bases d’une future cabane collective qui pourrait accueillir des assemblées et constituer un point d’information. « Nous ne sommes pas toujours d’accord sur les stratégies de lutte à adopter et nous n’avons pas les mêmes modes de fonctionnement, mais la tolérance et la compréhension mutuelle prévalent, observe Jean-François. L’objectif commun — défaire Cigéo — est plus fort que les divergences. » Queue de cheval argentée et regard clair, ce kinésithérapeute reçoit dans son cabinet de Gondrecourt.
« Ils arrivent avec un nouveau souffle et de nouvelles idées »
Dans son petit local tapissé d’affiches contre la poubelle nucléaire, il masse un patient derrière un rideau à fleurs tandis qu’un autre pratique des exercices de rééducation tout en grommelant contre l’Andra. « Ici, c’est un des derniers lieux où l’on peut parler et débattre de Cigéo », note Laurent, venu pour une séance d’électrothérapie. Membre de l’association des Habitants vigilants de Gondrecourt, Jean-François voit dans la vague d’arrivants militants « un renouvellement salvateur des générations » : « Ils arrivent avec un nouveau souffle et de nouvelles idées, ils s’installent et s’impliquent dans la vie locale. » Je repense à Alex, qui hier soir m’affirmait : « On n’arrive pas en force d’occupation ou en colonisateur comme l’Andra : on vient avec nos petits bras et on retape des maisons. L’idée n’est pas de créer des ghettos anarchistes dans différents coins de la Meuse ; nous voulons nous lier aux habitants et créer un climat de résistance. »

En raccompagnant un de ses patients à la porte, Jean-François lui glisse un autocollant antinucléaire. L’autre s’en saisit et lui lance : « Si un jour ça se monte, leur projet, la vie ici, c’est terminé. » En attendant, « les opposants ne s’essoufflent pas et apportent de la vitalité, lui répond Jean-François. Un enfant est même né le mois dernier ! »

Il y a ceux qui viennent fonder une famille au cœur du désert nucléaire, et il y a ceux qui viennent y passer leurs vieux jours. Frank a vécu sur une petite ferme pendant vingt-cinq ans, en Haute-Saône. Mais ce barbu aux allures de père Noël a décidé de venir vieillir près de Bure, parce qu’« il était hors de question de passer une retraite tranquille ». Il travaille à la médiation entre les différentes composantes de la lutte, car toutes les barricades, qu’elles soient juridiques, médiatiques ou enflammées, sont essentielles selon lui. « Chaque année gagnée dans le bois et au tribunal, où nous retardons le début des travaux, nous rendons le projet Cigéo plus cher, moins plausible », plaide-t-il. Comme me l’avait dit Nico [*], habitant de Mandres, tandis qu’il épluchait des patates collectées dans les champs squattés : « On mène une guerre d’usure, de basse intensité : nous nous installons à côté de l’Andra, mais ce n’est pas pour cohabiter. »

BZL, bois Lejuc, maisons achetées, appartements loués, champs squattés ou prêtés… En Meuse, la lutte prend racine sous forme d’un archipel d’espaces où s’expérimentent de nouvelles formes de vie collective et autonome. Dans leur livre Bure, la nouvelle bataille du nucléaire, Gaspard d’Allens et Andra Fuori citent Jacques Rancière. L’émancipation n’est pas dans le projet d’un idéal lointain, elle se passe maintenant, explique le philosophe. C’est une autre manière d’habiter le monde en commun, c’est créer des espaces-temps autonomes au sein de l’ordre existant.