Au cœur de la nuit, des écologistes éteignent les lumières inutiles

Des activistes d'Extinction Rebellion ont enlevé plusieurs publicités lumineuses à Paris, le 25 octobre 2022. - © Mathieu Génon/Reporterre
Durée de lecture : 6 minutes
Jusqu’à décembre, des activistes d’Extinction Rebellion éteignent des publicités lumineuses dans des villes. Vitrines ou panneaux, tout y passe. Objectif : que le gouvernement prenne des mesures de « bon sens ».
Paris, reportage
Un regard à gauche, puis à droite. Personne à l’horizon. Tout de noir vêtu, un homme hirsute se plie en deux pour faire la courte échelle à son camarade, qui, d’un geste furtif, crochète l’interrupteur de l’enseigne U Express. Derrière eux, un pinceau dans le creux de la main, Nima [*], une néoactiviste, badigeonne de colle une feuille A3 puis la placarde sur la vitrine d’une agence immobilière. Noir sur blanc, dans l’obscurité grandissante, on y distingue les mots suivants : « Cette nuit, votre commerce était fermé, mais il restait éclairé. C’est pas Versailles ici ! »
Depuis le début de la guerre en Ukraine, l’instabilité des flux gaziers en provenance de Russie a révélé au grand jour la dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de Moscou. Les approvisionnements manquants, la crainte d’une pénurie cet hiver, couplée à celle d’une nouvelle hausse drastique des prix, se sont rapidement emparés du débat public. Dès la rentrée, la « sobriété énergétique » est devenue le mot d’ordre de l’Élysée. « La meilleure énergie, c’est celle qu’on ne consomme pas », a d’ailleurs déclaré Emmanuel Macron, le 5 septembre.

Et après ? Rien, ou pas grand-chose. Las d’attendre que les paroles se traduisent en actes, le mouvement écologiste Extinction Rebellion (XR) a donc lancé, mi-octobre, une nouvelle campagne de désobéissance civile, appelée « C’est pas Versailles ici ! ». Une référence à la célèbre réplique d’une publicité de TotalÉnergies ? Mystère. Une chose est sûre, jusqu’au mois de décembre, les activistes comptent vadrouiller de boulevards en ruelles, à Paris comme en régions, avec un objectif commun : « S’attaquer aux innombrables publicités lumineuses jamais éteintes qui tapissent nos villes. »

Ce soir-là, le rendez-vous a été donné place Alphonse-Deville, dans le 6e arrondissement. Formant une masse sombre à côté de la statue du prix Nobel de littérature, François Mauriac, vingt-cinq inconnus ont répondu à l’appel. La paume orientée vers le ciel menaçant, une jeune femme observe tomber les premières gouttes d’une pluie éparse. Max, Sacha, Berna, Nima, Kiwi, Lili, Popo… Une fois les présentations terminées, Joad détaille les risques juridiques de l’action : « N’oubliez jamais de jeter les affiches publicitaires immédiatement après les avoir arrachées, insiste-t-il, les mains enfoncées dans les poches de sa veste en jean. Sans quoi vous risquez jusqu’à sept ans d’emprisonnement pour vol. » Tous sourient.

« Un concentré de greenwashing politique »
Les cloches d’une église sonnent 21 heures. De petits groupes se constituent et chaque activiste se voit confier un rôle : « Vous trois, vous serez guetteurs. Le cri d’alerte si vous voyez les forces de l’ordre, c’est : “TAXI !” », murmure un habitué. La cohorte s’enfonce dans le quartier Saint-Germain.
Annoncé en grande pompe dès le mois de juillet par la ministre de la Transition énergétique, Agnès Pannier-Runacher, le décret concernant l’interdiction des publicités lumineuses la nuit a été publié au Journal officiel, le 6 octobre. Écrans, panneaux, enseignes et vitrines doivent à présent être plongés dans le noir entre 1 heure et 6 heures du matin, et ce, partout en France, à l’exception des aéroports, des gares et des stations de bus ou de métro.

« Ce décret est un concentré de greenwashing politique, s’agace Pikou, activiste à XR. Il statue sur un texte qui existait déjà depuis dix ans, sans y apporter le moindre changement concret. » Depuis 2012, un décret quasi identique encadre en effet l’interdiction des publicités lumineuses nocturnes dans les villes de moins de 800 000 habitants. Seules différences entre les deux textes : le nouveau harmonise les règles précédentes à toutes les villes, quelle que soit la taille de l’agglomération et la contravention en cas de non-respect du règlement passe de 750 à 1 500 euros maximum.
« Le décret de 2012 n’était déjà pas respecté et aucun moyen supplémentaire n’a été accordé aux mairies pour réaliser des contrôles, poursuit Pikou. Quant à la plage horaire d’interdiction, elle n’a pas évolué d’une minute alors qu’on sait pertinemment qu’elle ne correspond pas aux enjeux de pics de consommation électrique qui se situent en début de soirée. » À titre comparatif, en Allemagne, l’extinction des projecteurs intervient désormais à 22 heures. Présenté comme une mesure phare du plan de sobriété d’Emmanuel Macron, ce décret est donc loin de satisfaire les activistes.

Des mesures de « bon sens »
Baisser le chauffage à 19 °C, couper le wifi avant le départ en vacances, éteindre la lumière en sortant d’une pièce… Si le gouvernement a exhorté les citoyens français à « être au rendez-vous de la sobriété », aucune mesure réellement contraignante n’a été mise sur la table, dénoncent les activistes. Outre l’extinction des lumières dans tous les commerces dès leur fermeture, le mouvement écologiste revendique l’extinction complète de l’ensemble des panneaux lumineux dans l’espace public, de jour comme de nuit.

« Ces mesures de bon sens sont possibles, assure Pikou. L’État et les collectivités locales en ont le pouvoir. » À l’appui de son argumentaire, l’article 16 du Code de l’énergie : en cas « de menace pour la sécurité d’approvisionnement en électricité, le ministre chargé de l’énergie peut interdire toute publicité lumineuse ». Quant aux communes et intercommunalités, dans le cadre d’un règlement local de publicité (RLP), elles peuvent également définir des règles « plus restrictives que les règles générales ».
Voilà plus d’une heure que le groupe déambule de néon en néon. Au fil des collages, l’amateurisme laisse place à l’efficacité. « TAXIIII ! » s’écrit soudainement Kiwi, militante novice aux iris verts. Accroupi au pied d’un abribus, Berna se relève aussitôt, abandonnant la serrure du panneau publicitaire qu’il trafiquait. Juste à côté de lui, une grand-mère gesticule pour faire signe au chauffeur du bus 86 de s’arrêter. Elle n’a rien remarqué au manège qui se joue dans son dos. La porte du car se referme, les sirènes de police s’éloignent et la quête de lumières peut reprendre dans un Paris bientôt endormi.