Avec le réchauffement, le Grand Nord va devenir un eldorado agricole

Le nord du Canada pourrait notamment être propice à l’expansion de l’agriculture. Ici l'île de Baffin, sur le territoire canadien du Nunavut. - Flickr/CC BY-NC-SA 2.0 Deed/Grid-Arendal/Peter Prokosch
Le nord du Canada pourrait notamment être propice à l’expansion de l’agriculture. Ici l'île de Baffin, sur le territoire canadien du Nunavut. - Flickr/CC BY-NC-SA 2.0 Deed/Grid-Arendal/Peter Prokosch
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Avec le réchauffement climatique, des terres aujourd’hui inhospitalières pourraient devenir propices à l’agriculture. Cette ruée vers l’or vert détruirait à jamais des zones sauvages.
D’ici une quarantaine d’années, quelque 6,4 millions de km² de terres des hautes latitudes (deux fois la taille de l’Inde), aujourd’hui froides et inhospitalières, vont devenir propices à l’agriculture. Et ce, grâce à l’action du changement climatique. Cela pourrait ressembler à une bonne nouvelle. Ça ne l’est évidemment pas, d’après l’étude à l’origine de ces estimations, publiée le 19 octobre dans la revue Current Biology.
Les chercheurs britanniques de l’université d’Exeter, en Angleterre, qui ont mené ces travaux pointent un risque majeur : une grande partie de ces nouvelles terres arables sont aujourd’hui des zones sauvages, dont l’intégrité et la biodiversité pourraient être irréversiblement détruites par une mise en culture.
Une menace doublement inquiétante. D’une part, parce qu’elle se dessine dans un contexte d’effondrement global de la biodiversité plus critique que jamais et qu’elle ne ferait qu’aggraver. D’autre part, parce que ces milieux stockent beaucoup de carbone, contribuant à atténuer la concentration en CO2 de l’atmosphère. « Ils sont ainsi l’une des meilleures défenses dont dispose l’humanité contre le changement climatique et ses effets négatifs », écrivent les auteurs.
Dans le scénario le plus pessimiste d’émissions de gaz à effet de serre et de réchauffement global (le scénario RCP8.5 du cinquième rapport d’évaluation du Giec [1]), 2,7 millions de km² de terres sauvages, soit 7 % de cette « wilderness » encore préservée sur la planète, hors Antarctique, seraient sous la menace du développement de l’agriculture. Dans le scénario climatique intermédiaire (RCP4.5, qui correspond plus ou moins à notre trajectoire et nos engagements actuels), ce seraient 1,85 million de km² de ces régions qui deviendraient accessibles pour l’agriculture, soit 4,8 % des terres sauvages hors Antarctique.
Menaces polaires, menaces tropicales
Pour mesurer l’étendue de ces terres menacées, les auteurs ont défini les régions sauvages, « wilderness » dans le texte, comme l’ensemble des zones libres de toute pression humaine et couvrant un espace continu d’au moins 10 000 km². Or, depuis le début des années 1990, environ 3,3 millions de km² de ces régions sauvages ont déjà été perdus, notent les scientifiques, principalement à cause de l’expansion de l’agriculture. C’est une fois et demi la taille du Groenland.
Jusqu’à présent, cependant, la destruction des régions sauvages se tramait surtout dans les zones tropicales. Le changement climatique, en rendant plus clémentes les zones plus proches des pôles, va attiser les convoitises de régions sauvages jusqu’ici bien préservées. Les plus importantes zones qui devraient devenir favorables à l’expansion de l’agriculture se situent ainsi en Alaska, au Canada et dans le nord de la Russie. Si l’on considère seulement la zone géographique située au-dessus de 60° nord (c’est-à-dire plus ou moins la région polaire, qui démarre au-delà de 66° de latitude nord), ce sont plus de 10 % des terres sauvages qui pourraient y être menacées, au cœur de la toundra arctique de l’Alaska ou des forêts boréales du Canada notamment.

Ces tentations d’accaparer les terres septentrionales pour l’agriculture seront d’autant plus fortes que, de l’autre côté, les conditions vont continuer à se dégrader. Dans les deux scénarios climatiques envisagés par les chercheurs, environ 6 % des terres actuellement propices à l’agriculture ne seront plus cultivables, à l’horizon 2050-2061. Et dans la quasi-totalité des terres arables actuelles (95 %), une partie au moins des variétés actuellement cultivées ne pourra plus pousser.
Avec une population mondiale qui pourrait atteindre 9,7 milliards d’individus en 2050, selon l’Organisation des Nations unies (ONU), la dégradation des conditions de culture dans les régions proches des tropiques risque d’accroître les difficultés d’approvisionnement. L’apparition de conditions climatiques « sans précédent » sous les tropiques, l’aggravation des pénuries d’eau, la hausse de l’ampleur et de la fréquence des phénomènes extrêmes vont baisser les rendements agricoles, entraîner une hausse des prix des denrées alimentaires et une « augmentation du risque d’insécurité alimentaire et de famine », alertait déjà le rapport spécial du Giec sur les terres émergées, publié en 2019.
Dans ces circonstances, l’attraction pour les terres nouvelles du Grand Nord pourrait devenir irrépressible. Avec comme autre effet pervers que cela renforcerait la mainmise des pays du Nord sur la production agricole, soulignent les chercheurs. « Cela exacerberait le clivage actuel en termes de sécurité alimentaire, entre les pays développés de l’hémisphère nord et les pays en développement des tropiques. »
Diversifier les variétés et pratiques agricoles
Pour réaliser leurs calculs, les auteurs de cette étude se sont basés sur les données disponibles de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et notamment sur leur base de données Ecocrop. Ils en ont tiré une modélisation de l’évolution de la viabilité de 1 708 variétés de plantes cultivées, en fonction de l’évolution climatique, entre les périodes 2008-2019 et 2050-2061.
En resserrant ensuite la focale sur les douze cultures les plus produites dans le monde (blé, riz, maïs, pomme de terre, tomate, canne à sucre, etc.), leurs conclusions restent tout aussi préoccupantes, puisque toutes ces plantes vont perdre des zones de culture actuellement favorables, mettant la pression sur les nouvelles zones sauvages adaptées à leur mise en culture.
« En moyenne, 7,9 % des nouvelles zones favorables pour ces cultures en 2050-2061 sont des régions sauvages, avec des valeurs variant de 1,9 % pour le riz à 26,9 % pour la pomme de terre », écrivent-ils. Si l’on élargit le spectre aux cinquante cultures les plus produites dans le monde, ce sont même 9,2 % de nouvelles terres adaptées à leur production qui se situeront dans des régions sauvages, en proportion allant de 0 % pour la pêche, à plus de 36 % pour l’oignon.
« L’inertie de notre action reste une tragédie »
La destruction de ces dernières terres sauvages n’a cependant encore rien d’inéluctable. La production alimentaire mondiale pourrait satisfaire la demande sans toucher à ce nouvel eldorado, même dans les conditions délicates attendues en 2050, à condition d’améliorer les rendements, de changer de régime alimentaire pour consommer globalement moins de viande et de réduire le gaspillage alimentaire, listent les chercheurs.
Surtout, leur analyse montre qu’un important levier d’action se trouve également dans la diversification des variétés cultivées. « Il va devenir de plus en plus important d’avoir des systèmes de cultures mélangées plutôt que de se reposer sur de grandes monocultures. C’est indubitablement meilleur pour la biodiversité, mais aussi indispensable pour les agriculteurs pour avoir des cultures plus résilientes face à la multiplication des évènements météorologiques extrêmes, qui peuvent détruire certaines cultures et non d’autres », explique Ilya Maclean, écologue et coauteur de l’étude. Et de préciser : « Il y a énormément de bénéfices potentiels aux pratiques telles que l’agroécologie et la permaculture, mais ceci n’était pas l’objet de cette étude. »
Adapter le système agricole mondial tout en préservant les zones sauvages est donc possible, mais nécessite d’anticiper, et d’agir très rapidement. « Il y a beaucoup d’inertie dans le système, ce qui signifie que la menace potentielle que nous avons identifiée pour les régions sauvages ne sera pas pleinement concrétisée. Même si, d’une manière générale, l’inertie de notre action reste une tragédie pour atténuer et nous adapter au changement climatique », note le chercheur.
C’est un discours aujourd’hui récurrent de la part des scientifiques : si l’anticipation est fondamentale pour atténuer et nous adapter au changement climatique, elle l’est aussi pour préserver ce qui émerge. En septembre, des glaciologues prévenaient ainsi de la nécessité de penser dès maintenant la protection des écosystèmes en devenir, sous les glaciers en train de fondre. Dans les hautes latitudes, il s’agit d’anticiper en urgence pour ne pas devoir choisir entre la sécurité alimentaire mondiale et la préservation de territoires « parmi les derniers encore intouchés » par les humains.