« Black Friday » : comment dénoncer sans culpabiliser ?

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Comment porter un message critique à l’encontre de la grande messe consumériste du « Black Friday » en cette période de crise ? Alors que les petits commerçants n’attendent que la fin du confinement et que les consommateurs au pouvoir d’achat en berne ne rêvent que de bonnes affaires, difficile de ne pas passer pour un culpabilisateur. Afin d’éviter cet écueil, les ONG écologistes préfèrent travailler sur le plan politique plutôt qu’individuel.
Aujourd’hui devait être le jour des bonnes affaires, des promotions en cascade, des réduction de 40 %, 60 % voire moins 80 % sur les téléphones portables, les consoles de jeux, et autres produits stars du « Black Friday ». Mais le confinement en aura décidé autrement : le gouvernement a repoussé d’une semaine cette opération promotionnelle du vendredi 27 novembre au vendredi 4 décembre. De quoi permettre aux commerçants de participer à cette grande foire du consumérisme venue d’outre-Atlantique.
Pour les écolos, le Black Friday est l’occasion de rappeler les méfaits de la surconsommation, à grands coups de campagnes de communication, de blocages de grandes enseignes et d’entrepôts Amazon. Mais cette année, la donne a changé. Difficile de parler de sobriété alors que les petits commerçants attendent avec impatience la fin du confinement pour éviter la faillite et que les consommateurs, au pouvoir d’achat en chute libre, traquent les bonnes affaires. Comment concilier la « fin du monde » et « la fin du mois » sans passer pour un donneur de leçon ?

La pétition #NoëlSansAmazon n’a pas réussi à éviter cet écueil. Lancée par le député Matthieu Orphelin, elle a été signée par un grand nombre de personnalités politiques médiatiques et culturelles, avant de disparaître d’internet à la suite d’une rocambolesque affaire de piratage informatique. Son appel au boycott, suivi par une demande de meilleur encadrement légal sur du commerce en ligne, a été critiqué sur les réseaux sociaux. Certains internautes dénonçant son coté moralisateur et culpabilisant envers les consommateurs désargentés, tandis que d’autres estimaient qu’Amazon était « un allié » des petits commerçants, leur permettant de vendre en ligne pendant le confinement.
« Cet argument ne tient pas debout car moins des 4,8 % des produits vendus sur Amazon sont fabriqués par des PME », explique la députée Delphine Batho, signataire de la pétition. « Avec des droits d’entrée exorbitants et des commissions entre 15 et 20 %, la plateforme ne fait pas vraiment de cadeaux. Il faut expliquer que les petits commerçants qui se mettent à vendre sur Amazon sont pris en otage et ont une perte de marge non négligeable », poursuit Francis Palombi, président de la Confédération des commerçants de France (CDF).
Des fausses promotions qui leurrent le consommateur
Quant à l’argument de la bonne affaire, il est battu en brèche par Delphine Batho, rappelant l’avalanche de fausses promotions pendant le Black Friday qu’elle avait tenté d’endiguer grâce à un amendement adopté en 2019. « En France, il y a des dates légales pour les soldes. Faire une opération nationale coordonnée à l’échelle de plusieurs enseignes en dehors de ces dates est une pratique commerciale trompeuse », estime la députée. Le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, avait pourtant affirmé sur BFM que le Black Friday était une « opération promotionnelle d’ordre privé » à laquelle il ne pouvait s’opposer. « C’est un mensonge pur. Le déluge de publicités sous le vocable commun de Black Friday prouve bien que ce n’est pas de l’ordre de la promotion privée. Je pense que les associations de consommateurs pourraient saisir la justice », poursuit Delphine Batho.
Lesdites associations sont déjà sur la brèche. En 2018, l’UFC-Que choisir avait publié une enquête soulignant les fausses promotions du Black Friday. « La capacité de faire une vraie affaire est infinitésimale. La capacité de se faire avoir, en revanche, elle est maximale », assurait Alain Bazot, président de l’UFC-Que Choisir, sur France Info.
« On sait tous que les grands enjeux du dérèglement climatique sont liés à notre surconsommation. Lors du Black Friday, on est submergé par l’injonction à acheter des produits sans se poser de questions », constate Emery Jacquillat, président de la Camif. En 2017, il avait été l’un des premiers site de commerce en ligne à boycotter cette opération. « À l’époque, personne n’avait compris. Mais l’an passé, près de 1.000 sites d’e-commerce ont fait de même », se félicite-t-il. Pour lui, l’argument des petits prix ne tient pas. « Consommer moins est la seule façon de réconcilier fin du monde et fin du mois. Il y a un travail de pédagogie à entreprendre. Et continuer le Black Friday d’une année sur l’autre ne va pas nous mener sur le bon chemin. À la Camif, nos clients n’ont pas plus de moyens que d’autres mais font plus d’arbitrages dans leurs achats. »
Amazon, destructeur d’emplois
Dénoncer le Black Friday, c’est bien, mais sortir du discours culpabilisant envers les consommateurs, c’est encore mieux. « Avec 33 millions de clients, si on mise sur du boycott, on y est encore dans 15 ans. Nous plaidons plutôt pour un encadrement politique », explique Alma Dufour, des Amis de la Terre. L’ONG, qui alerte depuis des années sur les méfaits sociaux et environnementaux d’Amazon, s’est trouvé un allié précieux : la Confédération des commerçants de France (CDF). « Il ne faut pas se leurrer : nous assistons à une destruction de notre modèle de société », s’insurge Francis Palombi. Ses membres sont bien conscients des inégalités de traitement face à la plateforme, qui ne paie pas d’impôts en France et dont beaucoup de vendeurs fraudent la TVA. De plus, ils savent pertinemment qu’Amazon détruit des emplois, souvent leurs emplois.
Car les chiffres sont sans appel : 100.000 emplois sont amenés à disparaître en France, selon l’étude des Amis de la Terre. Une estimation fondée sur l’exemple étasunien, où Amazon a causé la perte de 670.000 emplois nets. « Si nous entrons en récession, les gens vont moins consommer. Et si Amazon continue de grignoter des parts de marché, ce phénomène de destruction d’emploi va s’accentuer », croit Alma Dufour.
« Réduire le nombre de produits neufs vendus en France »
Cette approche pragmatique et macroéconomique leur permet d’être crédibles auprès des commerçants. « Ils comprennent que nous ne sommes pas irresponsables socialement et que nous avons des ennemis communs. Une fois que nous aurons garanti leur survie, nous pourrons passer à l’étape suivante : celle de réduire le nombre de produits neufs vendus en France. Un objectif dont on ne se cache pas lors de nos échanges. » Une stratégie comprise par Francis Palombi. « La sobriété dans la consommation, c’est dans l’air du temps. Nos commerces de petite taille apportent un service, des produits de qualité, du conseil, un lien social. On est pas hostiles à rendre à notre planète plus propre et nos échanges commerciaux plus vertueux. »

Chez Attac, autre fer de lance la lutte contre Amazon, le discours se place également à l’échelle politique. « Il faut mener une bataille culturelle », plaide Raphael Pradeau, porte-parole d’Attac. « Les gens ne doivent pas seulement raisonner en tant que consommateurs mais en tant que citoyens. » Ils ont publié avec les Amis de la terre un rapport exposant au grand jour les effets négatifs de la multinationale étasunienne en matière de fiscalité, d’écologie, de conditions de travail.
Les deux organisations insistent également sur l’instauration d’un moratoire concernant l’implantation d’entrepôts logistiques destinées aux plateformes de commerce électronique. « C’est un préalable incontournable car le support de l’extension d’Amazon sont ses entrepôts dans toute la France qui lui permettent de faire ses livraisons en 24 heures et de gagner des parts de marché », précise Alma Dufour. Demandé par la Convention citoyenne pour le climat, il a été refusé par le gouvernement qui va au contraire faciliter l’implantation de nouveaux entrepôts.
Faute d’alternatives en ligne, la lutte physique s’organise
Au-delà du combat législatif et politique, les petits commerçants tentent de s’organiser via le développement de plateformes alternatives. « On veut créer une toile de fond numérique sur tout le territoire », assure Francis Palombi. Il donne l’exemple de sa fédération, qui teste l’application Simple Maps pour cartographier les commerçants qui veulent vendre en ligne. Une initiative louable, mais qui reste modeste au regard de la puissance d’Amazon. « Ce genre de sites web ne vont pas permettre de concurrencer une multinationale qui fonctionne sans être assujettie aux règles fiscales en vigueur », déplore Delphine Batho.
Faute de faire le poids en ligne, les opposants résistent physiquement. Une douzaine de collectifs luttent contre des entrepôts Amazon dans toute la France, en remportant parfois des victoires : en Alsace, à proximité de Caen et de la Zad de Notre-dame-des-Landes. « L’année dernière, il y avait déjà une résistance mais elle n’avait pas atteint un tel degré de visibilité », enchérit Raphael Pradeau d’Attac. Francis Palombi veut rester optimiste : « À force de nous exprimer sur ces questions, on va ouvrir les yeux du consommateur-citoyen. Ils ne sont pas tous passés dans le camp d’Amazon. C’était circonstanciel à cause du Covid et on ne restera pas toujours dans cette situation. Il faut passer un message pédagogique sans leur jeter l’opprobre. »