Cadavres non décomposés, cimetières engorgés

Le cimetière de Montparnasse vue depuis la tour, à Paris. - CC BY-SA 2.0 / Vinicius Pinheiro / Flickr via Wikimedia Commons
Le cimetière de Montparnasse vue depuis la tour, à Paris. - CC BY-SA 2.0 / Vinicius Pinheiro / Flickr via Wikimedia Commons
Durée de lecture : 8 minutes
Quotidien SciencesÀ cause du manque d’espace, les cimetières regroupent les ossements des défunts. Mais de plus en plus, les corps sont retrouvés intacts lors des exhumations, compliquant le renouvellement des sépultures. En cause, les produits chimiques qu’ils contiennent.
Drancy (Seine-Saint-Denis), reportage
Au cimetière communal de Drancy (Seine-Saint-Denis), l’heure est aux préparatifs de la Toussaint. Entre les bruyères et les chrysanthèmes, on a déposé, sur les tombes délaissées, de petits messages sur papier fluo : « La famille titulaire de cette concession qui arrive à expiration est invitée à se présenter pour le renouvellement à la mairie. »
Des avertissements similaires, les équipes en ont affiché 540 cette année, en prévision des visites de la fête catholique. Les locataires ont trois ans pour renouveler la concession, faute de quoi elle sera reprise administrativement. Les restes seront alors déplacés dans l’ossuaire. Le but : gagner de la place dans ce cimetière ne pouvant accueillir que 8 400 défunts. Le temps des concessions à perpétuité est terminé : « On a arrêté d’en octroyer depuis longtemps par manque de place », dit Lénaïc Villa, responsable du cimetière de Drancy. Les ossements, eux non plus, ne peuvent s’accumuler indéfiniment. « Quand notre ossuaire est plein, on doit restocker les boites dans celui de La Courneuve », précise-t-il.
- La place des cimetières est limitée, surtout dans les grandes agglomérations où les extensions sont impossibles. Ici, le Père Lachaise, à Paris. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Le regroupement de corps peut aussi être le choix des familles, pour libérer de l’espace dans leur caveau. Et sur le papier, cela semble une bonne idée : au plus tôt cinq ans après l’inhumation, comme prévu par la loi, les ossements peuvent être réunis dans de petits coffres, eux-mêmes laissés dans la tombe. Mais en pratique, les fossoyeurs ont parfois des surprises. « On a fait une exhumation d’un corps qui datait de 1969, il était toujours quasiment complet ! se souvient Lénaïc Villa. Même chose avec des personnes mortes dans les années 1980. J’ai vu des corps enterrés l’un au-dessus de l’autre. Celui du dessus, pourtant plus récent, n’était que squelette ; celui du dessous, pas encore. »
Le responsable ne sait pas expliquer ce phénomène. Et tant que la tombe n’est pas ouverte, on ne peut pas être certain de l’état de décomposition. Ces mauvaises surprises surviennent plusieurs fois par an. « Pour des personnes mortes il y a six ou sept ans, c’est encore plus fréquent », assure-t-il. Et cela arrive quelle que soit la localisation dans le cimetière : impossible, donc, d’émettre l’hypothèse d’un zone particulière qui aurait mieux conservé les défunts. Ces retards de décompositions viennent ajouter une difficulté supplémentaire à un cimetière qui compte déjà ses locataires.
« Cadavres de cire »
Depuis une quinzaine d’années, des titres de presse étrangère se penchent sur ce phénomène des « wachsleichen », ou « cadavres de cires », des corps si bien préservés qu’ils restent reconnaissables jusqu’à des décennies après. Dans le milieu funéraire planent des suppositions : notre exposition aux pesticides, aux conservateurs alimentaires ou notre consommation d’antibiotiques pourraient jouer un rôle dans le ralentissement de notre décomposition. Mais en l’absence d’études approfondies sur le sujet, ces hypothèses sont aujourd’hui sans fondement scientifique.
« La putréfaction est le fait de bactéries intestinales déjà présentes chez le sujet vivant qui vont progressivement envahir la totalité du corps. Il faudrait donc des antibiotiques à doses énormes pour tuer toutes les bactéries intestinales », détaille le Dr Jean-Pol Beauthier, de l’Institut médico-légal Hainaut-Namur (Belgique), professeur à l’Université libre de Bruxelles. Selon ce spécialiste, « les aliments ont peu d’influence sur l’évolution putréfactive. Quant aux pesticides, la thèse reste non démontrée ».
Le rôle du sol
Alors, si notre hygiène de vie n’a pas d’effet prouvé sur le long terme, d’où pourraient venir ces différences de temps de décomposition ? Le professeur insiste sur les facteurs extérieurs. « Ils ont un rôle important, à commencer par le sol, son degré d’humidité et son pH. Les sols acides vont dégrader les corps plus rapidement. Les sols argileux vont les conserver. » Les climats extrêmes ralentissent également la décomposition. Une atmosphère très sèche peut induire un état de momification : « Le corps va perdre ses liquides et se dessécher. » À l’inverse, un environnement trop humide va en quelque sorte figer le corps, donnant une impression cireuse communément retrouvée chez les noyés par exemple. Deux changements que Jean-Pol Beauthier qualifie de « transformations » plutôt que de dégradations.
Autre paramètre décisif : le temps écoulé entre la mort et l’inhumation. « La longueur de ce délai expose le corps à la colonisation par les insectes nécrophages et donc par les pontes des larves qui vont se nourrir des éléments biologiques de ce corps et en favoriser la rapidité de dégradation », détaille le professeur.
- De la composition des cercueils à celle du sol, de nombreux facteurs favorisent ou inhibent la décomposition. © NnoMan Cadoret / Reporterre
Mais comment confirmer ou infirmer ces hypothèses sur le ralentissement de la putréfaction ? « L’expérimentation en médecine légale est difficile et les “fermes des morts” comme aux États-Unis sont peu applicables en Europe pour des raisons éthiques », souligne le Dr Beauthier. William Bass, médecin étasunien, avait ainsi créé, à la fin des années 1980, la première structure où on laissait à l’air libre des corps humains pour en étudier la décomposition. Des recherches de ce type sont actuellement menées sur des carcasses de porcs en Belgique et en Italie.
Un sujet complexe, où le diable est dans les détails. « De multiples facteurs interviennent et ralentissent, perturbent, les phénomènes de décomposition des matières biologiques », rappelle le Dr Beauthier, énumérant les vêtements, leur nature, leur position, et même la manière dont le corps est couvert. La qualité du cercueil a aussi son importance ; on les préférera en pin plutôt qu’en chêne, « très résistants et souvent très épais », car les cercueils de moindre qualité « vont mal supporter le poids de la terre et s’affaisser, facilitant ainsi la colonisation par les insectes nécrophages », explique le professeur. Remplacer les poignées métalliques par de la corde ou choisir des vêtements en fibres naturelles sont aussi des solutions pour une meilleure dégradation et, in fine, un renouvellement plus rapide des sépultures.
Jusqu’à deux litres de formol dans le corps - qui vont retarder son altération
Un autre élément mérite d’être pris en compte : les soins de conservation en thanatopraxie. Durant ces soins, un liquide à base de formol est injecté dans une artère et le corps est vidé au maximum de son sang. Selon sa corpulence et son état, il peut recevoir jusqu’à deux litres de produit qui, par ses propriétés bactéricide et fongicide, va retarder les altérations physiques. « Cela permet d’avoir un corps presque intact jusqu’à six jours après la mort », assure Linda Saniez, thanatopractrice à Amboise (Indre-et-Loire).
S’ils ne sont censés que ralentir la décomposition et non l’empêcher, ces soins interviennent pendant un moment clef, lors duquel, s’il était laissé à l’air libre, le corps débuterait rapidement son processus de putréfaction. Ces pratiques payantes ne sont pas obligatoires, sauf transport longue distance pour des raisons d’hygiène. « C’est à la famille de décider, ou selon les vœux du défunt », précise Linda Saniez. Alors, si ce ne sont pas des pratiques requises, pourquoi plus d’un décès sur trois en fait-il l’objet ? Il s’agit là d’un aspect culturel de notre rapport à la mort. « C’est pour permettre un moment de recueillement. Certains proches ont besoin de dire au revoir », explique la thanatopractrice. Et tout le monde n’a pas la force de voir un parent, un ami, un enfant, allongé sur une table mortuaire sans soins.
« La mort, c’est vraiment pas beau », concède-t-elle. « Je considère que ma mission est réussie quand on me dit que la personne semble dormir. » En ça, le travail de Linda Saniez est essentiel à notre rapport d’aujourd’hui à la mort : préserver les personnes endeuillées d’une vision insupportable, et donner à voir, pour quelques instants, une dernière image apaisée sans « les stigmates de la maladie ou de la souffrance ».
- Ce manque de place est aussi une invitation à défiger l’approche de la mort comme préservation du corps à l’écart du monde. © Emmanuel Clévenot / Reporterre
Outre-Rhin, face à une similaire pénurie de places en cimetière, on a pris les devants au début des années 2000, en repensant la culture funéraire. « La tendance n’est plus à la sépulture classique, explique Andrea Schulte, du bureau des relations publiques de Bonn, mais à l’inhumation en urne, moins compliquée à entretenir et occupant moins d’espace. » La ville a réussi à renverser la tendance, affichant aujourd’hui nombre d’emplacements vacants grâce aux changements des mentalités, notamment sur la crémation, présentée comme plus durable.
Le cimetière de Traunstein s’est ainsi fixé un objectif de crémation avec empreinte carbone neutre pour 2023. Aux quatre coins du pays, on promeut des espaces plus agréables où défunts et visiteurs côtoient prairies de fleurs sauvages et abeilles. Une vision du retour à la terre simplifiée et écologique où chacun a sa place, littéralement.