Centrale de Fukushima : l’eau radioactive bientôt rejetée dans l’océan

Le Japon projette de rejeter l'eau contaminée dans l'océan, la capacité de stockage dans la centrale de Fukushima (ici en février 2023) approchant de sa limite. - © Kaname Muto / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun via AFP
Le Japon projette de rejeter l'eau contaminée dans l'océan, la capacité de stockage dans la centrale de Fukushima (ici en février 2023) approchant de sa limite. - © Kaname Muto / Yomiuri / The Yomiuri Shimbun via AFP
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Nucléaire OcéansLe rejet dans l’océan des eaux contaminées par la catastrophe nucléaire de Fukushima a été approuvé le 4 juillet par l’Agence internationale de l’énergie atomique. Au Japon, les inquiétudes sont nombreuses.
C’est le feu vert que le gouvernement japonais et l’électricien Tokyo Electric Power Company (Tepco) attendaient avec impatience. Mardi 4 juillet, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) a estimé dans un rapport que le projet du Japon de rejeter dans l’océan Pacifique les quelque 1,3 million de tonnes d’eau contaminée par l’accident nucléaire de Fukushima était « conforme aux normes de sûreté internationales » et aurait « un impact radiologique négligeable sur les personnes et l’environnement ».
Ce rapport est une étape supplémentaire dans la liquidation de la catastrophe nucléaire qui a frappé le Japon en 2011. Les installations de rejet, en face de la centrale accidentée, sont déjà prêtes. Tepco a achevé lundi 26 juin le forage d’un tunnel sous-marin d’un kilomètre de long par où transiteront les eaux contaminées, et fini d’installer le filtre à sa sortie. Les derniers tests de ces installations de déversement ont été réalisés le 27 juin, et ceux des installations de dilution et de transfert le 28 juin.
D’après le quotidien économique japonais Nihon keizai shinbun du 4 juillet, les rejets devraient démarrer au mois d’août. Aucune mesure restrictive concernant la pêche, la baignade ou toute autre activité n’est prévue pour accompagner ces déversements.
Un site d’entreposage bientôt saturé
Actuellement, quelque 1,34 million de mètres cubes d’eau contaminée sont entreposés sur le site, dans plus d’un millier de citernes d’acier. « Ils sont à 97 % de la capacité d’entreposage du site, qui est de 1,39 million », indique à Reporterre Jean-Christophe Gariel, directeur général adjoint chargé de la santé et de l’environnement à l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui a visité le site en avril dernier. Or, les Japonais doivent continuer de refroidir à grande eau le combustible encore contenu dans les réacteurs accidentés. Chaque jour, environ 140 tonnes d’effluents radioactifs supplémentaires pompés dans les installations viennent accroître ce stock.
Pour faire face au risque de saturation, plusieurs solutions ont été envisagées. Construire de nouvelles cuves ? « Le site où sont installées les citernes est entouré par l’Interim Storage Facility, dédié à accueillir les terres contaminées issues de la décontamination des territoires autour de la centrale. Il n’y a plus de place », indique M. Gariel. Installer un autre site d’entreposage plus loin ? « Il aurait fallu transporter les liquides radioactifs par la route, ce qui n’est jamais bon. Et trouver une municipalité qui les accepte, ce qui n’est pas gagné. »

Quant à la décontamination totale de l’eau, elle s’est révélée impossible. 35 % de l’eau entreposée à Fukushima a déjà été traitée. Pour ce faire, les Japonais ont développé la technique de décontamination Alps (pour advanced liquid processing system), qui permet d’éliminer 62 des 64 éléments radioactifs présents dans les effluents. Mais elle échoue à supprimer le carbone 14 et le tritium. « Le tritium est l’élément radioactif de l’hydrogène, H. Il prend sa place dans les molécules d’eau, H2O, explique M. Gariel. Or, filtrer de l’eau, ça donne toujours de l’eau. »
Inquiétudes quant aux effets sur la santé
Entre 2013 et 2016, un comité s’est donc penché sur les différentes manières de se débarrasser définitivement de ces eaux contaminées si encombrantes. Cinq options ont été examinées : le rejet dans l’atmosphère sous forme de vapeur d’eau tritiée ; l’injection de l’eau contaminée dans un puits très profond ; l’électrolyse avec rejet du tritium dans l’atmosphère ; l’utilisation de l’eau tritiée pour fabriquer du béton — lequel aurait été enterré comme un déchet radioactif — ; et le rejet en mer. C’est cette dernière option que le Japon a choisie en 2021, pour des raisons de coût, de faisabilité et de maîtrise de l’opération. « Le problème du rejet dans l’atmosphère sous forme de vapeur d’eau tritiée, c’est que le vent ne souffle jamais dans la même direction. Les courants marins sont beaucoup plus stables », commente M. Gariel.
Les rejets devraient s’étaler sur plusieurs décennies. Avant de rejoindre le large, les effluents seront dilués dans de l’eau de mer pour en faire baisser la concentration en radionucléides. Tepco a assuré que la radioactivité de l’eau rejetée ne dépasserait pas 1 500 becquerels par litre, bien moins que les normes de l’AIEA pour les rejets en mer — 60 000 becquerels par litre — et même que les normes de potabilité de l’eau établies par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) — 10 000 becquerels par litre.
Jean-Christophe Gariel se montre rassurant sur les conséquences de l’opération sur l’environnement et la population : « La mer est une énorme baignoire où tout se dilue très rapidement. À quelques kilomètres, le tritium ne sera plus mesurable. » Tous les réacteurs nucléaires en fonctionnement dans le monde rejettent du tritium dans l’environnement, rappelle-t-il. En France, l’usine de retraitement de La Hague (Manche) a une autorisation de rejet pour des eaux chargées en tritium à hauteur de 4 000 becquerels par litre. « La différence avec Fukushima, c’est que les rejets sont le résultat d’un accident. Mais c’est le même tritium qu’ailleurs. »
« La société Tepco a simplement choisi l’option la moins chère »
Kolin Kobayashi, journaliste retraité japonais établi en France et militant antinucléaire, ne partage pas cet optimisme. Pour lui, le rejet en mer est une aberration. « Le coût des cinq options variait entre 3,4 et 387,6 milliards de yens. Tepco a simplement choisi la moins chère », dénonce-t-il.
Il alerte sur le risque de transformation du tritium en une forme organique, dite OBT, bien plus néfaste pour les organismes vivants où il s’accumule et qu’il irradie de l’intérieur pendant plusieurs années. Et rapporte notamment des effets sur les organes reproducteurs des animaux exposés — sans qu’aucun effet n’ait été démontré chez les humains, faute d’étude épidémiologique solide. Des excès de leucémies infantiles ont été constatés aux abords de La Hague, des centrales nucléaires et chez les enfants des travailleurs de l’usine nucléaire de Sellafield au Royaume-Uni, mais les articles n’incriminent pas le tritium plus qu’un autre radionucléide.
Ce projet suscite une certaine inquiétude dans la région, notamment en Chine, en Corée du Sud et dans les petites îles du Pacifique. Le 23 juin, un défilé maritime d’opposants s’est déroulé au large de Wando, au sud-ouest de la Corée du Sud. Des marins-pêcheurs y ont participé. Une autre manifestation de marins-pêcheurs a eu lieu devant l’Assemblée nationale à Séoul le 12 juin. Même s’il n’identifie pas d’impact sanitaire ou environnemental des rejets, Jean-Christophe Gariel reconnaît un problème d’acceptabilité sociale : « Les pêcheurs du territoire n’ont pas eu le droit de pêcher pendant des années. Leurs produits étaient soupçonnés d’être radioactifs. Ces rejets, en termes d’image, c’est la double peine. »
Contactées, l’AIEA et l’Autorité de sûreté nucléaire japonaise n’ont pas répondu aux questions de Reporterre.